Chers liseurs,
Dans feu l'ex-forum [d'avant février 2008] j'avais évoqué à plusieurs reprises les trois romans de
Louis Martinez sur l’Algérie francaise et j'avais aussi posté un article saisissant paru dans le numéro 78 de la revue Catholica [Hiver 2002-03].
Je réitére ici que ma position sur l’Algérie francaise et sur le drame de ses habitants non-musulmans fut, jusqu’à la lecture de cette lettre adressée au rédacteur en chef de la revue Catholica, politiquement correcte c.a.d en adéquation totale avec l’opinion dominante.
La découverte de ce texte a tout changé et à partir de cette lecture j’ai commencé à regarder le drame des pieds-noirs avec d’autres yeux.
************************************************************************************************************
Au moins l’honneur d’une tombeau
Le 16 novembre 2002, Louis Martinez est venu à Paris nous présenter son livre
Le Temps du silure (Fayard, août 2002). Il expliqua les raisons qui l’avaient poussé à écrire ce roman: l’envi de comprendre le malheur des francais d’Algérie à la double lumière de sa sensibilité de témoin direct et de son expérience russe, qui lui avait montré qu’il y avait eu beaucoup d’autres oubliés de l’histoire, de gens qui meurent en silence et disparaissent de la mémoire comme les Matriochkas, ces poupées gigognes toujours plus petites au point qu’on finit par ne les plus voir…
De par leur ampleur et leur aspect irréparable, les catastrophes du XX siècle appellent un respect religieux. Louis Martinez y insiste:
„Il n’y a pas d’expiation sans faute. Notre malheur a une couleur de faute, qu’on le veuille ou non“. Nul n’est innocent devant Dieu, et il est dans l’odre providentiel que les uns puissent expier les fautes des autres plutôt que les leurs, ou en surcroît de celles-ci. Comme le faisait remarquer l’un des participants, c’est l’une des vertus de l’oeuvre littéraire que de pouvoir faire appréhender des vérités de cette nature par le biais émotionnel et esthétique, et c’est peut-être ainsi seulement, dans le contexte de damnatio memoroiae qui frappe le sort collectif des expatriés d’Algérie, que pourra passer la redécouverte de ce qu’il fut. Sur ce point on est renvoyé à la justice rendue au vaincu dans l’épopée d’Homère.
„C’est tout ce que je demande: qu’au moins on nous accorde l’honneur d’un tombeau, puisque jusqu’ici notre cadavre a été escamoté“.
A la suite de cette rencontre et des discussions qu’elle a nourries, Louis Martinez a eu la gentillsse d’exprimer dans une lettre les réflexions qu’elle lui avait inspirées. Nous la reproduisons intégralement ci-dessous.
Cher Bernard Dumont,
J’ai été comme vous frappé, lors de notre réunion du 16 novembre dernier, par ce qui s’imposait avec l’obstination d’une plainte chez la plupart des participants: nos destins particuliers, comme l’oeuvre de nos parents ou de nos proches, sont entachés d’inexistence radicale par l’opinion dominante du pays dans lequel nous vivons. Ce constat d’inexistence, si l’on peut dire, porte à la fois sur un destin historique qu’on se plait à ignorer ou à déformer et sur un présent vidé de tout contenu puisque notre communauté passe pour s’être adaptée, parfois avec bonheur, et ne pas „faire problème“. Ne plus être. Enfin!
C’est évidemment faire bon marché des morts de désespoir, des suicidés, des traumatisés à vie ou des enfants accablés par un héritage incompréhensible dont personne jusqu’ici n’a dressé la statistique. Ce sont là des déchets dispersés sur la face du territoire et au fil des années qui ne sauraient compter que pour ceux, dispersés eux aussi, qui les ont vus sombrer dans l’oubli de tous.
Il faudra bien qu’un jour on décrive et chiffre l’ensemble de nos épreuves, mais il importe avant tout d’en comprendre la vraie nature. L’autre soir, comme d’autres fois, comme bien d’autres fois, j’ai percu chez nous tous un embarras conceptuel et une gêne psychologique qui tiennent sans doute au fait que le coup de grâce et l’ensevelissement à la sauvette nous ont été dispensés par nos compatriotes. Il nous est difficile de nous défaire d’un sentiment confus de tristesse amére, colére, de rancoeur, mais aussi, hélas, de cette sorte de honte qui poursuit les faillis, les déclassés, les muets ou les calomniés et peut se transformer en une gloriole d’autant plus pitoyable qu’elle n’attendrit que nos proches et demeure au dehors sans écho. Convaincus de n’être pas ou peu coupables, nous souffrons d’un châtiment démesuré, d’autant plus cruel que nous le devons à ceux qui auraient pu être nos avocats.
Il est évidemment malsain de se complaire dans cette aigreur. C’est bien pour en sortir que j’ai écrit presque coup sur coup deux romans. Je ne prétends pas y avoir exprimé tout ce qu’il y avait à dire sur le destin de l’Algérie francaise. C’est à chacun d’entre nous, dans la mesure de ses moyens, d’essayer de faire le jour sur les réalités concrètes de l’histoire de notre colonie, sur ses grandeurs et ses faiblesses, et de réfléchir sur les raisons de l’éffondrement final sans nécessairement s’absoudre de toute faute, aussi radicalement que le font certains, sous prétexte que nous avons injustement souffert.
Sans remettre en cause le moins du monde la vaillance des pionniers et des soldats, la probité des uns ou des autres, nous devons prendre conscience de l’évidente ambiguité et bien souvent de l’inopportunité du dessein colonisateur de la France, assez mal engagé à la veille d’une révolution moins bénigne que sa légende. Ce n’est pas sans raison que Vigny voyait dans le sac de l’Archevêché de Paris le signe avant-coureur d’une ère nouvelle . Ce que la France a importé en Algérie, comme par défaut, pour se débarrasser du legs d’une histoire inavouable. C’est, aussitôt après le simple prestige des soldats vainqueurs , celui d’une idéologie qu’on pensait à jamais triomphante, celle des lumiéres, encore un peu réduite et corsetée par le positivisme : mise en valeur de la terre, scolarisation, hygiéne, pathos républicain, maintien de l’éffort missionnaire chrétien dans les limites de la simple raison, laicité, donc, et tolérance – un peu dédaigneuse, un poil craintive – envers l’islam si goûté des Romantiques à cause de son hédonisme paisible et sa pittoresque cruauté.
Les fourriers de cette idéologie supposaient que les valeurs qu’elle promouvait étaient universelles et s’imposeraient partout sur terre, pour le bonheur de tous. Ils estimaient de ce fait qu’elles étaient éternelles et n’exigeaient pour s’établir dans tous les esprits que ce qui convient de temps et de patience. Or, comme l’histoire du siècle l’a démontré de bien des facons, ces valeurs sont loin d’être universelles. Dans le cas de l’Algérie elles se sont bizarrement mariées – jusqu’au tout récent divorce – avec un islamisme qui les réfutait presque toutes par principe. Quant au temps nécessaire pour les imposer, il a fait cruellement défaút dès lors que des appétits assez puissants – l’hégémonie économique américaine, le reveil du monde arabe, la propagande communiste – sont venus disputer à une France affaiblie une Algérie à laquelle elle n’avait jamais sérieusement pensé et qui pouvait retourner contre elle la devise trinitaire dont l’application se faisait attendre.
Que nous soyons pour une bonne part les enfants de cette idéologie progressiste en contradiction patente avec le fatalisme du monde indigène ambiant ne devrait pas nous empêcher de la penser et d’en voir les limites très précisément dans le pays que nous considérions comme notre patrie.
L’effort de lucidité ne doit pas s’arrêter là et nous devons bien convenir que nous étions à notre facon aliénés dans la mesure où les principes, les valeurs comme les décisions politiques nous étaient imposées par une métropole constamment, religieusement idéalisée. Nous nous imaginions que les sang versé par les nôtres pour la défense d’une patrie lointaine nous donnait une créance suffisante qui nous dispenserait à jamais de toute réflexion sur notre vrai statut, sur nos droits et devoirs civiques, sans parler d’une identité vigoureuse, mais assez floue pour que nous nous soyons contentés d’adopter, faute de mieux, le sobriquet dont on nous a gratifié. L’infantilisme politique de la plupart d’entre nous et le cynisme inopportun de beaucoup de nos représentants sont, qu’on le veuille ou non, un reflet de la nécessaire «réfraction » coloniale dont nous ne sommes pas les seuls exemples, la colonie offrant le miroir amplifiant, déformant d’une « polis » mithridatisée contre le mensonge. Lorsque le gouvernement francais a décidé de nous abandonner, une révolte tardive et hasardeuse nous a valu un surcroît de sévérité de sa part en même temps qu’elle scellait l’unité de notre communauté à la veille de sa dispersion.
C’est encore à notre «aliénation» - à notre assurance d’appartenir à une communauté nécessairement solitaire de nous comme nous l’étions d’elle-même – que j’impute notre ignorance des mouvements qui travaillaient la société indigène et que le désastre de 1940 n’avait fait qu’ampfifier. Sûrs de n’avoir rien bien de grave à nous reprocher, parfois fiers de l’ouvrage accompli par les nôtres dans un pays arriéré, nous n’imaginions simplement pas que notre être même encombrait l’horizon d’hommes qui se persuadaient – ou qu’on persuadait - que notre éviction était la condition de leur bonheur. Nous n’avons pas d’autre faute à nous reprocher que d’avoir parfois encouragé cette fable, par action ou par omission.
Notre péché d’ignorance ou de paresse n’excuse aucunement les crimes du terrorisme ni les manœuvres sournoises et finalement sanglantes de l’abandon, mais il explique une bonne part, sinon de nos malheurs, du moins de la surprise qu’ils nous ont causée. Nous croyions l’Algérie à jamais pacifiée, la France à jamais maternelle, nous avons eu à affronter l’une et l’autre dans une guerre sans exemple. Nous avons eu le tort de nous croire à la fois Français et Algériens sans connaître vraiment ni l’Algérie, impatiente depuis la dernière guerre de notre domination, ni la France, vaincue, discréditée et pour longtemps divisée par la même guerre. La conjoncture de mai 1958 nous proposa une sorte de miracle, mais un destin méchant a voulu que notre enthousiasme puéril investît l’homme de France le plus décidé à en finir avec notre incommode bâtardise.
Se connaître dans ses limites historiques est le commencement de la sagesse et en tout cas de la liberté. Les châtiments souvent incompréhensibles de l’histoire n’ont décidement rien à voir avec les palmarès de fin d’année ni avec le bonnet d’âne du bon vieux temps, ni avec rien de ce qui rappelle ou singe la justice. Les innombrables victimes des catastrophes du XXe siècle sont là pour en témoigner avec nous, le plus souvent avec des raisons plus graves.
Reste que notre malheur a ceci de particulier qu’il été consommé par nos concitoyens et éffacé par eux. Il est vrai que la victoire du général De Gaulle sur les factieux que bous étions devenus par juste rage, sa seule victoire au fond, ne mérite pas qu’on la célébre à grand fracas, non plus qu’il ne convient de s’extasier sur l’enfantement, au prix de tant de mensonges et de meurtres, de l’Algérie telle qu’elle est.
Tout cela serait un affreux gachis si nos épreuves, et plus particuliérement notre déréliction, ne portaient en elles la marque d’une élection dont il ne tient qu’à nous de nous montrer dignes. Si nous savons voir qu’être vendu par ses fréres est à la fois la plus amère des épreuves et la condition possible du salut, si la vérité nous est plus chére que la pitié légitime que nous avons pour nous-mêmes, peut-être saurons-nous donner à notre exil le sens d’un Exode et saurons de ce fait nous affranchir du mal qui nous maintient asservis. Pour ma part je ne vois pas d’autre sens à un destin commun aussi misérablement mutilé.
Pardonnez-moi ma franchise et mes longueurs et croyez bien à mon dévouement.
Louis Martinez