Une remarque en passant avant de poursuivre l'exposé de la thèse de Toynbee qui doit déboucher sur l'explication de ses
vortex géostratégiques et permettre d'établir la continuité onlologique (3ème Reich-URSS-Eurogermanie) : la seule période de confrontation bi-polaire (à savoir deux puissances seulement) en Europe pendant ces 350 ans avait été celle ayant opposé les Valois et les Habsbourg pendant la période 1519-56 ; or ce fut à ce moment que l'islam et les mahométans furent invités (par François 1er) à entrer dans l'arène des rivalités stratégiques européennes, cependant que Charles Quint ("Charles V" dans la tradition historiographique britannique) cherchait à prendre les mahométans à revers en s'alliant à la Perse, soit un peu comme si, dans une recherche désespérée de "donner un plus grand nombre de pieds au tabouret européen" et d'éviter l'engloutissement de la civilisation occidentale dans un conflit fratricide qui l'aurait définitivement épuisée dès cette époque, ces puissances européennes s'étaient alliées spontanément à des puissances extraeuropéennes "à disposition" ou "à portée de main" (et de diplomatie) alors représentées par l'islam pour les entrainer dans cette arène, ou plus exactement pour
élargir l'arène européenne à tout l'espace où pouvait s'exercer la diplomatie de ces deux puissances rivales en Europe. On verra du reste en conclusion au présent billet que le souci de préserver l'Europe donna lieu plus tard à des choix inverses à celui-là, notamment de la part de Louis XIV dans une phase non plus duelle mais "multipolaire" des relations internationales au sein de l'Occident.
On remarque aussi à ce propos que la seconde grande entrée de l'islam dans l'histoire d'Occident s'est produite elle aussi dans un monde occidental très fortement et très dangereusement bipolarisé, soit celui de la Guerre Froide dans les années 1980 lorsque les Etats-Unis d'Amérique passèrent alliance avec les moudjahidines afghans en guerre contre l'URSS. Donc voici que l'islam, plus qu'il ne s'invite,
est invité dans l'arène occidentale ou plus exactement que cette arène occidentale s'élargit pour l'englober lorsqu'elle se trouve déchirée en deux camps antagoniques (Valois et Habsbourg au XVIe siècle ; E-U et URSS à partir de la dernière décennie de la guerre froide, soit au moment de tension la plus vive entre ce que l'on appelait alors "les deux grands"). Il faut relier cette deuxième remarque aux similitudes que relevait Toynbee en 1952 (voir la note supra) entre l'évolution des E-U et celle des Habsbourg, qui, dès lors que ces similitudes persistent dans les années 1980, fait dans ce schème se superposer la France des Valois à la Russie soviétique, et en effet, nous verrons que la Russie soviétique, pendant les quatre décennies qui séparent l'effondrement du 3ème Reich en 1945 et la dissolution de l'URSS en 1993, occupa une fonction de verrou ou clé de voûte dans le dispositif d'équilibre des forces en Europe qui est tout à fait comparable à celle qu'avait occupée le Royaume de France sous les Valois et plus tard sous Louis XIV.
Refermons ici la parenthèse et revenons au développement de la thèse de Toynbee :
Alors que l'équilibre des forces en Occident avait été "une affaire qui tourne rond" et dont on pouvait penser qu'elle avait fait ses preuves pendant quelque quatre cents ans, la conjoncture revêtait des apparences trompeuses dans les années qui précédait la guerre de 14-18. Même si, comme cela avait été annoncé par certains, davantage publicistes à la recherche de sensationnel qu'analystes véritables à la charnière des XIXe et XXe siècles, la monarchie danubienne des Habsbourg qui paraissait s'être trouvé un second souffle en s'accommodant du nationalisme magyar et en le neutralisant dans l'
Ausgleich de 1867 pour créer l'Autriche-Hongrie, ce territoire était trop miné par les disparités et rivalités pour qu'après la mort du monarque empereur François-Joseph il supportât longtemps la pression des mouvements nationalistes slaves que le règlement partiel de 1867 avait laissés insatisfaits, personne n'avait pour autant anticipé qu'une débâcle locale de l'ensemble danubien produirait bien davantage qu'une diminution du nombre des puissances européennes qui pouvait risquer de passer, tout au plus, de huit à sept. Et Toynbee d'ajouter la mise en perspective suivante : en 1912, les plus audacieux de ces prophètes étaient loin d'avoir imaginé qu'en 1952 ce nombre serait ramené de huit, tel qu'il était au tournant du siècle, à seulement deux, à savoir un dispositif duel tel que l'avait connu l'Europe dans la fameuse période 1519-1556, et cette réduction dramatique du nombre des acteurs stratégiques dans cet espace avait été obtenue en seulement trente-deux ans (!), de 1914 à 1945 comprise.
En effet, le morcèlement de la monarchie danubienne qu'avait entraîné la Guerre générale de 14-18 se révéla n'être que le premier d'une demi-douzaine des démantèlements de nations victimes de cette réduction générale des acteurs accomplie dans l'espace de ces 32 ans : au lendemain de la conflagration de 1939-45, l'ensemble germanique Prusse-Allemagne qui n'avait fait que monter en puissance jusqu'à frôler par deux fois la prééminence sur l'ensemble du continent se trouvait non seulement exsangue mais partitionné, sa frontière orientale repoussée vers l'ouest le long d'une ligne qui avait été la sienne quelque huit cents ans auparavant. Outre l'Italie et le Japon qui, à l'issue de ces deux conflits où ils comptèrent parmi les vaincus, perdirent leurs ambitions d'expansion coloniale et connurent l'effacement qui avait été celui des Pays-Bas et de la Suède deux cents ans plus tôt, la France et la Grand-Bretagne, qui pour la première avait connu la prééminence de 1648 à 1815, la seconde après Waterloo, durent bientôt s'effacer elles aussi devant "les Deux Grands" et en l'espace d'une décennie (1952-1962 pour la France) furent dépossédées de leur empire.
Comment résumer la carte du monde du point de vue politico-stratégique au début de la Guerre Froide ? Et comment l'interpréter à la lumière de l'histoire d'Occident depuis 1495 ? Puisque l'histoire, "qui ne saurait être qu'une promenade agréable dans les jardins du savoir" (Nietzsche) doit servir à éclairer le passé récent et le proche avenir en donnant un sens au présent.
En 1952, l'Union soviétique et les Etats-Unis étaient les seules puissances à se dresser intactes et renforcées au-dessus des hécatombes et carnages du siècle. Et les positions politico-stratégiques qu'affectaient les Deux Grands l'un par rapport à l'autre rappelaient celles de la France et des Habsbourg et leurs Etats bourguignons quelque quatre cents ans auparavant. Dans une arène qui s'était agrandie entre temps par-delà les limites de l'Europe occidentale jusqu'à devenir coextensive à la surface de la planète, l'enjeu des rivalités et confrontations de 1952, en quatre cents ans s'était élargi et enrichi
pari passu au-delà des limites de l'Italie jusqu'à s'étendre à l'ensemble du Vieux Monde hors les frontières du domaine russe contemporain; et cette confrontation avait pour protagonistes d'une part une Russie jouissant de l'avantage de lignes intérieures de transport et d'approvisionnement à l'échelle du continent eurasien, d'un territoire métropolitain continu et d'un gouvernement autocratique centralisé comme la France en avait joui aux siècles passés; d'autre part les Etats-Unis d'Amérique dont la supériorité écrasante sur le papier, où l'on pouvait dénombrer ses alliés et dépendances, cachait mal les difficultés d'entretenir une cohésion avec eux, à quoi s'ajoutait l'éclatement géographique des ressources qui, comme pour celles de Charles Quint, réclamaient d'être défendues pour pouvoir en tirer partie. Il était plus facile, pour la Russie soviétique, comme il l'avait été pour la France du XVIe siècle, de prendre son adversaire par surprise, en se projetant militairement et avec soudaineté dans différentes directions, qu'il ne l'était pour les Etats-Unis de mobiliser leurs forces et celles de leurs amis dans l'espoir d'endiguer efficacement leur adversaire dans des limites géographiques qui, toutes proportions gardées, pouvaient se comparer à la longueur des lignes de front que Charles Quint s'était proposé de maintenir. Les données politico-stratégiques d'une confrontation des Deux Grands dans ce monde bipolarisé étaient donc très comparables en 1952 à celles de 1552.
Pour résumer cette partie de l'exposé : la décroissance du nombre des acteurs stratégiques sur l'arène occidentale, qui passa d'un maximum de huit pour revenir à deux au terme de près de quatre cents années où ce nombre avait crû en favorisant l'équilibre global des forces dans cet espace, indiquait que le rythme cyclique, première des lois régissant l'équilibre international des forces politiques,
était lui-même assujetti à une autre loi qui n'était autre que celle de la mortalité du système. D'autres symptômes de cette mortalité se manifestaient qui témoignaient que le système était travaillé par l'émergence d'un régime dit "oecuménique" appelé à garantir, au moins temporairement, la stabilité,
dans lequel le pouvoir politique serait celui d'un monopole administré par un centre unique.
Ici s'insère une charnière logique tout à fait intéressante qui articule plan politique et plan économique : sur le plan politique qui était celui du champ des cycles guerre-et-paix, comme sur le plan économique qui est le champ des reprises et dépressions, la force de cette tendance séculaire à l'intégration se signale par le fait que la tendance concommittante à l'expansion géographique ne parvient pas à en contrecarrer les effets : en 1952, le prolongement mondial des tentacules du modèle économique industriel occidental, apparu en Grande-Bretagne dans les dernières décennies du XVIIIe siècle, s'était accompagné de l'absorption de tous les Etats subsistants à la surface du monde dans un sytème occidental de relations internationales qui était lui-même apparu au cours de la dernière décennie du XVe siècle lorsque se forma un
vortex politique ouest-européen constitué autour du noyau d'un
cosmos de cités-Etats dans l'Italie de la fin de l'époque médiévale. Autrement dit
l'agrandissement géographique de la sphère économique ne s'était acompagné d'aucune multiplication des vortex politiques et stratégiques. Si bien qu'en 1952, l'enjeu de la rivalité entre les Etats-Unis et l'Union soviétique n'était autre que la main-mise sur toutes les terres navigables et les routes maritimes et aériennes.
Les vortex
L'équilibre des forces dans les premiers moments de la Guerre froide, qui avait trouvé son origine en Europe de l'Ouest, se distinguait radicalement de ceux qui avaient prévalu dans les chapitres antérieurs de l'histoire de cette partie du monde : la phase d'ouverture (1494-1559) n'avait guère touché que les zones où la concurrence pour l'égémonie visait l'Italie entre puissances voisines naissantes sises dans des provinces transalpines et transmarines d'Europe occidentale ; et la Flandre elle-même n'avait fourni qu'un théâtre annexe aux opérations militaires. La guerre civile entre Catholiques et Protestants en France (1562-98) suivit son cours plus ou moins indépendamment de la guerre civile qui lui était contemporaine entre Hollandais et Espagnols dans la monarchie des Habsbourg d'Espagne (1568-1609). La guerre civile en Angleterre (1642-1648) se déroula elle aussi sans interférer dans la guerre civile qui déchirait dans le même moment le saint-empire Romain germanique (1618-1648).
Quant au "front de l'Est" il se distinguait dans ces cycles antérieurs en ceci qu'il n'était autre qu'une reprise du schéma "Croisades" : les adversaires y étaient la puissance chrétienne orthodoxe moscovite dans l'arrière-pays continental de la Baltique, et le musulman ottoman dans le bassin du Danube et de la Méditerranée. Toynbee note que cette reprise de la configuration stratégique des Croisades avait d'abord été menée de manière quasi indépendante des guerres fratricides que se menaient les puissances occidentales.
Pour le plaisir du texte, voici comment Toynbee (remarquable prosateur, le Taine ou Fustel de Coulanges anglais) traite la question de l'Alliance de François 1er avec La Porte et son corsaire Barberousse, qu'il condamne comme "machiavellique" tout en trouvant à rédimer cet acte par celui de Louis XIV venant ultérieurement en aide tant aux Habsbourg danubiens qu'aux Vénitiens (1668-1669) contre les Ottomans, lorsque le Roi Soleil dépêcha un corps expéditionnaire et permit à des volontaires français d'aller combattre "le Turc" :
The move made by France in A.D. 1534-6 to redress the balance between herself and the Hapsburg Power by allying herself with the Hapsburgs' Ottoman adversary was an obviously expedient application of a Machiavellianly rational statecraft which struck a contemporary Western Christian public, including the French themselves, as being so shocking that France forebore to follow this policy up, notwithstanding the importance of the military and political advantages that she stood to gain by it and the extremity of the straits in which she found herself at the time [allusion au siège et au sac de Nice par Barberousse et au mouillage de sa flotte en rade de Toulon en 1543/4];
and, as late as A.D. 1664, Louis XIV gave precedence to the oecumenical interests of Western Christendom over the parochial interests of France when he permitted French volunteers to help a rival Western Power in the shape of the Danubian Hapsburg Monarchy to stem an Ottoman invasion whose success would have been advantageous to France on a Machiavellian reckoning. France did not exploit, as she could have done, the predicament of the Hapsburg Power that was implicated in Western Christendom's border warfare with the Osmanlis as well as in the Hapsburgs' family quarrel with France; and, thanks to this French forbearance, whether it was deliberate or inadvertent, the Danubian Hapsburg Monarchy, throughout the sixteenth, seventeenth, and eighteenth century, usually found itself able to avoid simultaneous engagements on its French and on its Ottoman front.
Le réflexe d'isolation des vortex de la part des Habsbourgs et de la France de Louis XIV créa un précédent pour la Russie qui adopta la même politique en évitant toute conjonction entre vortex internes à l'Europe et vortex orientaux durant toute la période comprise entre la charnière des XVIIe et XIIIe siècle et 1815. Le choix "machiavellique" de François 1er ne fit donc pas école en Europe.
A suivre et à venir : l'étude des vortex, l'échec napoléonien, etc.... (cette série dont on lit ici la deuxième livraison, devrait compter cinq ou six billets comme celui-ci avant de parvenir aux conclusions annoncées)