Il est deux films, vus récemment, qui, dans les situations qu'ils montrent, analysent, à l'insu du metteur en scène, quelques-unes des tragédies que vit notre époque (et aussi notre pays) : "Le dernier Loup" (Annaud) et "La Croisée des Vents" (film estonien).
L'action du film d'Annaud (l'extermination des loups de Mongolie et la fin du nomadisme mongol) est située en 1966-67-68 en Mongolie (intérieure) du temps de Mao. Que nous est-il montré, outre les ingrédients (sans grand intérêt) du film "d'action" et grand public ? La vie animale sauvage menacée à cause de 1) la croissance démographique délirante de la Chine et de la nécessité de nourrir une population de plus en plus nombreuse, d'autant plus que le socialisme est incapable, d'un point de vue économique, par imbécilité ou gabegie, de répondre aux besoins d'une population croissante (on tue les proies "naturelles" des loups, puis on tue les loups); 2) la conquête de nouvelles terres arables (épuisement des terres cultivées), si bien que, de force, sont amenées dans la steppe des Mongols sédentarisés, à charge pour eux d'épuiser rapidement, en les labourant, ces terres d'élevage extensif inadaptées à l'agriculture - ce qui signe la fin du nomadisme mongol, le massacre des paysages de la steppe et l'abandon de l'élevage dont vivaient les nomades. Des traditions, des façons de faire, des savoir-vivre, des beautés naturelles, des langues, des "cultures", etc. doivent se fondre dans un ensemble de normes imposées par les maoïstes hans et aujourd'hui par l'économisme forcené du communisme chinois. La tragédie qui se passe dans une Chine "exotique" pourrait être transposée sans difficulté dans la France actuelle, mais on peut parier qu'aucun cinéaste n'aura le courage d'effectuer cette transposition.
La Croisée des Vents est un chef d'oeuvre du point de vue plastique : succession de "tableaux" ou de grandes compositions historiques, la caméra passant devant les personnages figés comme dans un tableau de peintre et les faisant "vivre" en quelque sorte. C'est aussi beau ou aussi émouvant qu'Ida et d'une audace inouïe sur le plan formel. Mais le point essentiel est dans le sujet même du film, à savoir un peuple - le peuple estonien - dépossédé de lui-même (on est en 1941), coupé de son histoire et de ses racines, nié dans ce qu'il est, et un pays, son pays, son "berceau" ou son "heimat", entièrement nettoyé, ethniquement nettoyé. C'est sinistre. Ce n'est plus de l'Histoire, mais de la Tragédie, et comme souvent dans la tragédie, c'est une histoire universelle, qui se répète sans cesse et qui est sans doute en train de se produire aujourd'hui en France. Il est une phrase du personnage narrateur qui résume le film et confère une valeur universelle à la situation : (je cite en substance) "Comment un régime politique peut-il priver des milliers de gens de ce qu'ils aiment et de ce en quoi ils croient". Le régime en question est le régime communiste (Staline, 1941-1953), mais il serait inexact de penser que seul un régime communiste est capable de réaliser de tels projets, puisque ces mêmes projets nourrissent actuellement des régimes "socialistes" ou "socio-démocrates" ou même démocratiques, mais dans un sens où la démocratie est dévoyée. Là encore, il n'y aura aucun cinéaste pour transposer le sujet de la Croisée des Vents dans la France actuelle. Pour cela, il faudrait être insolent, transgressif, anticonformiste, rebelle, toutes qualités dont sont dépourvus nos impressionneurs de pellicule.