Oui, c'est un scénario classique; je crois qu'on le retrouve dans les cuisines de restaurant, les bureaux open-plan où sont regroupés des travailleurs intérimaires, comme dans les squats, les centres d'hébergement, les radeaux de naufragés, les camps de réfugiés et d'autres lieux où s'empile le monde pour des durées disparates et propres à chacun, où la présence de chacun obéit à des motifs obscurs, pour soi autant que pour autrui; bref, partout où l'obscure et universelle condition des hommes sur Terre se trouve artificiellement recréée dans un microscome, où le départ est aussi anonyme que l'arrivée. Partout où on attend Godo, dans toutes les salles des pas perdus que sont les lieux publics d'aujourd'hui où la plage, l'aérogare, la salle d'attente du médecin ou le quai de métro sont indistinguables: les uns et les autres sombrent, meurent, viennent, s'en vont, quittent les lieux sur une civière, se défenestrent dans une indifférence qui finit par ne plus être masquée par personne. Pas de "marche blanche" quand une fillette se fait dévorer par un chien tueur d'enfant dans l'enclos duquel elle a pénétré par mégarde. L'homme tueur d'enfant : marche blanche. Le chien, le camion déchiqueteur de fillette : ça va, c'est la vie mon pote. T'es là tu sais pas pourquoi, tu meurs sans être plus avancé. Y'a plus que le meurtre qui émeut encore, et encore, le meurtre de masse oui. D'où, de temps en temps, un carnage qui, lui, mérite encore qu'on s'y arrête. Se suicider, se faire euthanasier en silence, sans un signe de croix, s'évanouir dans la banalité d'un trépas solitaire est bien trop peu remarquable, pour qu'il y ait événement, cérémonie, il faut crasher un avion contre une falaise, ou sur un bourg en soufflant 150 vies, là au moins, quelque chose a lieu qu'on remarque. Une bombe dans une salle des pas perdus : seul moyen de restaurer un peu de cérémonial dans l'existence, d'en ponctuer les jours et le cours, de rappeler aux murs poreux qui laissent filer les hommes et les âmes sans un mot ni un souffle que la mort existe encore pour de bon, sonner ce rappel en faisant retentir la cloche de la Mort, dessinée en point d'interrogation.