« Ces machines nous criaient avec leurs grincements, leurs coups sourds, leurs sifflements aigus : « Moi, je fais la besogne de six mille fuseaux ; moi, je remplace cinq cent marteaux de forgeron ; moi, je trame le châle des Indes plus également qu’un ouvrier de Cachemire au seuil de sa cabane ; moi, j’enfante des machines qui travailleront à mon exemple ; moi, avec mes doigts de bronze, je ploie des enveloppes de lettres aussi habilement et aussi proprement que les ploierait une jolie femme aux doigts roses : seulement j’en fais en un jour assez pour cacheter tous les secrets d’amour, de diplomatie et d’affaires du monde. »
C’est ainsi que parlaient ces grands animaux de fer et d’airain aux formes hybrides, aux attitudes menaçantes, polypes qui semblent vouloir vous prendre dans leurs longs bras pour vous broyer et vous laminer ; ils paraissaient étonnés de notre indifférence. En effet, nous admirons plus que personne ces merveilleuses inventions de l’esprit humain, ces créations mathématiques qui, si elles n’ont pas la vie dont Dieu seul sait le secret jusqu’à présent, agissent du moins comme des êtres animés ; nous les admirons et nous les aimons, car chaque machine est un serviteur insensible, un nègre qu’on peut fouetter à toute vapeur jusqu’à ce qu’il éclate, ce qui est sa manière de se révolter. La machine relève l’homme et l’animal d’un labeur, d’une fatigue ou d’un ennui ; elle a déjà racheté le galérien de la rame, la bête de somme du charroi ; bientôt elle labourera à la place du bœuf […] elle file, elle scie, elle martelle, elle tisse à la place d’innombrables malheureux courbés sur leur métier ; et chaque jour le temps pour la pensée, la rêverie, l’étude, devient plus large et plus long. Quelques générations, hélas ! périront sans pouvoir trouver place dans le nouvel ordre ; mais ceux qui viendront plus tard pourront faire des vers, peindre, combiner des inventions, chercher les secrets de la nature, qui aime à se laisser crocheter ses cadenas. Les esclaves de fer feront l’ouvrage ; la matière domptera la matière, et le travail de l’homme deviendra purement intellectuel. » Théophile Gautier - Op. Cit
Les 80% de réussites au Bac sont une application maladroite de la dernière phrase de cet extrait. On fait "comme si" le programme décrit par Gautier était en voie de réalisation car lui seul, que cela plaise ou non, est compatible avec la présence des machines. Il est cependant à craindre que nous n'appartenions à ces "quelques générations qui périront sans pouvoir trouver place dans le nouvel ordre."