S'agissant des causes, il me faudrait, pour les expliciter, disposer d'un temps et plus encore d'une culture que je ne possède peut-être pas. J'ai longtemps pensé, assez banalement sans doute, que c'était la Première guerre mondiale et ses horreurs qui avaient — à jamais, semble-t-il – interdit toute représentation “classique”, fût-elle de l'ordre de la simple esquisse. Comme si après cela il ne pouvait plus y avoir de valable que la destruction, l'errance, le chaos. Mais l'on pourrait tout à fait avancer, non sans d'excellentes raisons, que la représentation (et avec elle la mélodie...) fut attaquée bien plus tôt ; pour cela il suffirait d'évoquer l'Impressionnisme, Debussy, etc.
Alors quoi ? Sensation, pour les artistes occidentaux, d'être allés au bout de ce qu'il était possible de faire avec la représentation, le récit, la gamme ? Fatigue, épuisement du sens et plus encore de la forme ? Haine de soi et de son héritage ? Car il est globalement vrai que l'art occidental — encore que j'y voie peut-être davantage d'exceptions que vous, Mon Cher Meyer — périclita, et parfois, il faut le reconnaître, de façon sublime.
Pour ce qui est des conséquences, donc, la principale fut un grand interdit, et la peur, pour la plupart des artistes d'avant-garde, d'être ringards. Il fallait — et il faut encore, depuis un siècle – absolument être moderne.
Pour ce qui est de mon grand ami le
peuple et de sa dignité perdue, j'en reviens à l'effondrement du système des classes sociales en France après 1945, et plus encore après 1968. Il y avait un prolétariat qui avait sa “culture” et sa dignité : la désindustrialisation de la France l'a éradiqué en quelques décennies. Il y avait une petite-bourgeoisie qui n'était pas encore tout à fait ce qu'elle est aujourd'hui car elle était, justement, tenue en respect, si j'ose dire, par la bourgeoisie dominante, autrement dit la classe cultivée — celle qui donnait le
la esthétique, linguistique, culturel. (Je ne dirai rien, ici, de l'aristocratie, que de toute façon je connais fort mal.)
Et puis... et puis... Après la
fatigue d'être dont j'ai parlé plus haut, après les deux guerres mondiales et leurs horreurs, après, surtout, l'arrosage de l'Europe de musiquette industrialisée en provenance d'Angleterre et des Etats-Unis (et autres biens de consommation culturels), il y eut comme un ultime abandon, une ultime fatigue. Mais ce fut aussi une exquise délivrance : à présent,
enfin, on allait pouvoir se vautrer dans le n'importe quoi, ne plus savoir sa langue, dire qu'une paire de bottes vaut Shakespeare, tenir la bande-dessinée pour du grand art, ne plus connaître ses classiques et même allègrement cracher sur eux. L'inculture, pour la première fois peut-être, allait se faire furieusement militante. Et pour contrecarrer toute critique, on aurait à sa disposition, pour les siècles des siècles, cette arme absolue de langage, cette kalachnikov atomique qu'est l'accusation de
mépris.
(L'effondrement du bloc soviétique n'a naturellement rien arrangé : avoir un ennemi amateur de musique, de gymnastique et de conquête spatiale vous oblige, dans une certaine mesure, à vous tenir droit. Et Marcel Meyer ajoutera sans doute à tout cela l'irréligion...)
En résumé : une avant-garde ne connaissant plus que la subversion ; épuisement et disparition de l'ancienne élite hier encore agrégée en classe sociale ; libération des pulsions anti-culturelles d'une petite-bourgeoisie longtemps humiliée par la grande ; “industrie culturelle” américanisée (
entertainment) bien plus rentable et accessible que les vieilles activités culturelles de naguère et de jadis : voilà le funeste cocktail qui, en effet, est à la fois sujet et objet, cause et conséquence, du processus dans lequel nous sommes, depuis quelque temps déjà, bien engagés.