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Le "commun" en réponse à l'inanité du "public"

Envoyé par Éric Guéguen 
Quiconque s’intéresse à la pensée politique et aime en débattre au quotidien autour d’une bière ou d’un whisky a pu s’en rendre compte : les Français ne sont pas seulement dégoûtés de la politique, ils sont aussi déboussolés. Ils ne savent plus à quel saint, ou plutôt à quelle crèmerie se vouer. On les a habitués à se donner au plus offrant, au prix d’une alternance conventionnelle entre ce que l’on appelle « gauche » et ce que l’on appelle « droite ». Ceci n’est déjà pas anodin car c’est la manière dont fonctionne notre régime politique qui est en cause. Nous sommes toutes et tous conviés à être les scénaristes ordinaires d’un drame à deux acteurs qui rivalisent d’effets de manche.


L’un des écarts majeurs entre gauche et droite – du moins présenté comme tel et logé dans l’inconscient de chacun – est l’égard plus ou moins grand porté à l’idée de solidarité. Le souci d’autrui est réputé être un marqueur de « gauche », avec pour vecteur la défense de l’espace « public ». En face, la « droite » insistera davantage sur la responsabilité des individus quant aux choix qu’ils font, qu’ils revendiquent et dont ils doivent accepter les conséquences, d’où une défense plus prononcée de l’espace « privé ». Vu ainsi, il y aurait deux manières de voir la vie en société, l’une libérale pourrait-on dire, au sens où l’individu serait sommé de s’assumer dignement, l’autre sociale dans la mesure où chacun pourrait compter sur chacun. Mais à bien y regarder, cette dichotomie tient plus de la nuance que d’une réelle discorde. Si l’on se réfère à ce qui se démarque réellement de la privatisation, nos deux acteurs sont cul et chemise. La véritable alternative est ailleurs, en sommeil. Je vais tenter de le montrer en deux étapes abrégées. Dans la première j’introduirai succinctement des éléments d’histoire apprêtés pour la philosophie ; dans la seconde j’exprimerai en quoi ce que je nomme commun diffère de ce que l’on nous vend comme public.



Ce qu’implique l’individualisme anthropologique



Raisonnons tout de suite en termes de paradigmes. La Modernité se caractérise par un renversement de perspective anthropologique. À l’ordre ancien faisant exister et primer la communauté en tant que telle (voir à ce sujet les travaux du domaine, des plus classiques au plus récents), l’Occident du Moyen Âge tardif répond par un détachement progressif de tout ce qui permettait d’enchâsser l’individu dans de multiples communautés, organiques et subies (ethnies, autocraties, obédiences, corporations… familles bientôt). L’individu, devenu originellement délié par la publicité accordée en particulier au phantasme de l’état de nature, était ainsi appelé à ne se reconnaître d’obligation qu’à l’égard des collectivités qu’il consentirait à rejoindre de bon gré. Autrement dit, c’en serait fini, à long terme, des déterminismes sous toutes leurs formes. En tant qu’entraves, par définition, à l’autodétermination des individus libres, il fallait leur faire la guerre et montrer en quoi l’âge moderne était gros du progrès social.


Dans cet élan centrifuge, le sentiment du commun s’est détérioré. Plus l’individu gagnait en droits, plus la communauté à laquelle il était lié malgré lui perdait les siens. Nulle anthropologie, nulle sociologie, nulle philosophie ne peut sincèrement prétendre le contraire. Tout à ses rêves légitimes de liberté, tiraillé par le réflexe comparatif et l’obsession égalitaire, l’homme occidental a perdu de vue la fraternité. Le sentiment d’appartenance lui est devenu peu à peu étranger (et en France plus qu’ailleurs encore). Parler d’égoïsme n’est pas exagéré du fait qu’il a toujours été assumé comme tel. L’égoïsme était autrefois un vice. Un beau jour, il est néanmoins devenu un vice préférable au fanatisme, d’essence collective (qu’il soit politique ou religieux). L’égoïsme a ainsi été promu en des temps où les guerres de religion étaient à leur comble, où il devenait insupportable de voir des chrétiens s’entre-tuer pour des questions de dogme. Détourné des passions collectives, l’individu voué à son commerce privé était attendu comme un homme de progrès, boulimique et inoffensif. C’est à cela que s’arc-boute le libéralisme au vrai sens du terme, à ce constant souci de rendre l’individu toujours plus libre, et toujours plus inoffensif.


Cette domestication molle, relâchée, assurée non plus par la foi scrupuleuse mais par l’appétence sans limite (ἐπιθυμία pour les hellénistes), se manifeste pleinement dans la lente prépondérance acquise par l’économie et ses acteurs sur la politique et les siens. Jusqu’à une date récente, la moindre émission télévisée traitant de politique se sentait en devoir d’aligner un ou deux économistes, rendus augures de notre époque. Aujourd’hui, on a fini de les prendre au sérieux, mais l’esbroufe perdure. Le public souhaite le retour de l’homme providentiel qui, s’il se fait attendre, ne sera certainement pas un économiste. Le primat accordé à l’économie est fatalement un choix à courte vue, le règne de l’au jour le jour. La prétention de se déprendre du carcan politique a fait long feu, et désormais tout l’édifice bâti sur ce projet prend l’eau, Union européenne incluse. Projet auquel et la « gauche » et la « droite » ont cru, et pour cause.


Du point de vue de la philosophie politique, le libéral est celui qui place les libertés individuelles au-dessus de tout. Cette personne, en conséquence, aura tendance à se méfier de l’État et de ses injonctions. Historiquement, le libéralisme politique s’est constitué en double opposition à l’absolutisme monarchique et au sectarisme religieux. Il a trouvé – nous l’avons dit plus haut – dans l’extension du marché un substitut adéquat en matière d’ordre social. Le marché, réputé spontané, accaparait forcément la sympathie. Généalogiquement, tout, absolument tout ce qui se rapporte de nos jours à la gauche et à la droite est l’émanation du libéralisme politique. La gauche en particulier n’est assurément pas encline à en rabattre quant au privé et lorsqu’elle a politiquement recours au public, c’est toujours au nom du privé le plus étendu possible. Je veux dire que l’individualisme qu’elle promeut n’est pas freiné en soi par l’État, mais au contraire garanti par lui. En cela, elle est tout aussi « individualiste » qu’une droite réputée telle, quand bien même elle instrumentalise l’État à cette fin. La différence entre les deux conceptions réside essentiellement dans la manière de faire advenir les individus, non dans le sentiment d’un patrimoine en commun. Une réelle vision communautaire implique que les individus soient de temps en temps assujettis, qu’ils se sentent des obligations, non pas seulement à l’égard d’autrui, mais à l’égard de la communauté elle-même.


Ainsi, qu’il soit réduit à sa portion régalienne ou toujours plus soucieux d’égalité, le domaine « public » fait-il consensus. Il se définit, non comme ce qui unit, mais comme ce qui contente. Dans cette optique minimaliste (socialo-libérale ou libéralo-sociale), le public ne trouve sa raison d’être que dans les services qu’il est appelé à rendre. Son horizon est totalement utilitariste. Hors de l’utilité que lui concèdent aussi bien le libéral ouvertement égocentrique que le socialiste faussement généreux, point de salut. L’un limite l’action de l’État à la défense de la propriété privée stricto sensu, l’autre étend ses attributions à la généralisation de la propriété privée dans toutes les couches sociales. Bien souvent en effet le social s’apparente à du libéral gêné aux entournures, qui ne s’en distingue que par une clientèle plus vaste. Dans ces conditions d’ordre purement économique, comment envisager une seule seconde que la solidarité puisse devenir – ou redevenir pour les plus optimistes – une valeur partagée ? Comment croire que l’État puisse générer de la cohésion nationale quand on l’abaisse à n’être qu’une caisse enregistreuse ou un distributeur automatique de subventions en tous genres ?


Face à l’utilitarisme marchand et à la vacuité axiologique du public, il est urgent de rendre compte de l’ampleur et des capacités du commun.



Les tenants et les aboutissants du commun



Un récent ouvrage – intitulé tout simplement Commun*, dû au philosophe Pierre Dardot et au sociologue Christian Laval – faisait en quelque sorte l’état des lieux de la notion. La lecture de ce livre est très enrichissante relativement à l’ensemble des concepts, des faits historiques, des recoupements qu’on y opère. C’est un travail opportun et très bienvenu de leur part. Il était néanmoins à prévoir qu’une telle initiative n’aurait pas pour seule vocation de mettre en avant l’importance du commun. Par-delà l’analyse et la mise en garde contre la privatisation généralisée, les auteurs revendiquent un certain militantisme, une sympathie pour l’altermondialisme et une haine farouche du capitalisme, l’ennemi à abattre. Que le capitalisme pose problème, nul besoin d’être savant pour s’en rendre compte. Qu’il vampirise tout ce qu’il touche n’est pas sans conséquences sur l’étendue des choses en partage. Mais faire de la lutte contre le capitalisme l’unique point d’appui du commun à venir est chose déroutante pour celui qui, en quête d’un dénominateur commun un peu moins prosaïque, parcourt les six-cents pages que comporte cette étude.


Pour le coup, le commun que Dardot et Laval exhument est d’une triste banalité dans la mesure où il s’en tient à la surface des choses, à une lecture marxiste des rapports sociaux, à un économisme de bon aloi. Sous leur plume, le commun est nécessairement matériel, tangible. Il concerne les seuls outils de production et la manière de les soustraire à la domination du capital. En quelque sorte, la formidable ambition de ce livre s’épuise dans des considérations strictement matérialistes. Tout projet intellectuel ou spirituel se trouve congédié du commun de Dardot et Laval. Sur cette question, curieusement, ils restent aussi libéraux que leurs opposants en ce sens qu’aucune autorité ne doit interférer entre les individus et l’empire effréné de l’opinion. En somme, ils n’accordent du poids au commun que lorsque celui-ci est au service des plus démunis matériellement. Que le commun puisse être vecteur de valeurs autres que la simple égalité charnelle ne fait tout simplement pas partie de leurs préoccupations. Ainsi est évacuée une part immense de toute l’histoire de l’humanité indistincte pour focaliser l’attention sur les marottes de l’actuelle extrême gauche, c’est-à-dire une bonne partie de la gauche n’assumant plus son ADN libéral.


Il est bien difficile, dans ces conditions d’utilitarisme intégral, de redonner de la valeur à ce qui rassemble les individus, à ce qui les réunit autour d’un projet de vie en commun. Or le meilleur moyen de faire en sorte que tous les individus appelés à vivre ensemble regardent de temps en temps dans la même direction, c’est d’instituer des totems. C’est se dire que, d’un commun accord, il y a un certain nombre de choses édifiantes que chacun se doit de respecter et promouvoir, sans quoi la société purement libérale a d’ores et déjà triomphé. Il est donc question ici de verticalité dans un monde qui s’y refuse mais qui, dans le même temps, et pour cette raison même, se retrouve totalement désarmée lorsqu’il s’agit de lutter contre la prédation marchande. Le marché, en effet, se repaît de l’absence de valeurs communes et fait son beurre du relativisme induit. Et de cette horizontalité apparente, il extorque une mainmise, soit une verticalité indue. Signifier au marché qu’il est un domaine qu’il ne pourra jamais investir, c’est permettre au commun d’émerger. Pas au « public », au « commun ».


Si le public s’organise en définitive comme un no man’s land, le commun doit pouvoir s’apparenter à une agora. En d’autres termes, les totems de l’un ne sont pas les totems de l’autre. Le public nous a habitués au vocable du retrait de l’espace éponyme : représentation, tolérance, laïcité, neutralité axiologique, main invisible, jusqu’à l’opinion « publique » qui n’est, tout bien pesé, qu’un brouhaha indistinct, dont on accepte le caractère irrationnel précisément par amour de l’indistinct. Si le commun escompte rassembler, il ne peut le faire qu’en assumant le besoin de valeurs, non en les disqualifiant toutes. L’union ne peut venir que d’une médiation édifiante, non d’un nivellement de complaisance. Et si la religion reste un recours possible, elle n’est pas la seule. Le fait de sacraliser une idée, un lieu, une date, un choix de vie, les éléments d’une tradition ancestrale imperméable aux caprices individuels participe du scrupule à l’égard du commun. Chaque communauté a ses grands mythes et la société libérale ne déroge pas à la règle, elle qui nous fait croire en permanence que les êtres viennent à la vie spontanément, sans racines ni dettes envers quoi que ce soit, et qu’ils peuvent s’organiser socialement via le partage par le vide. Ceci est une aubaine pour le marché qui, débarrassé des traditions, seul en lice et moyennant finance, met tout le monde d’accord.


Depuis quelques années, la population française s’enfièvre. Elle s’interroge sur ce qui la constitue en tant que communauté, sur ses principes et ses valeurs, sur sa légitimité, ses mutations et sa permanence. Elle le fait parce qu’elle est confrontée sur son sol à l’altérité, à une altérité que ses dirigeants – socialistes, libéraux, de gauche comme de droite – ont accueillie les bras ouverts. Une altérité qui, elle, ne s’est jamais défaussée du commun qui lui est propre, et elle aurait eu mauvais jeu de le faire puisqu’on ne le lui a jamais demandé. Tout étranger sait qu’il trouvera en France beaucoup plus d’opportunités que d’obligations. Il y a d’ailleurs tout un tissu associatif pour veiller à ce déséquilibre, permettant aux gens concernés de remplir de leurs propres référents culturels le vide abyssal de l’espace « public » à leur disposition. Mais… quoi de plus humain ?


Repenser le commun est le défi qui nous attend ; le circonscrire à l’avoir en négligeant l’être est, plus que jamais, l’écueil à éviter.



Éric Guéguen, le 14 février 2016


* Dardot (P.), Laval (C.), Commun, Paris, La Découverte, 2014
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