Luc Ferry a produit le texte d'une dictée pour un jeu-concours d'orthographe. La partie "cadets", par laquelle commence cette dictée, est la suivante :
Innovation et tradition
Si nous examinons la vie quotidienne, les bouleversements dont notre vieux continent a été le théâtre ces derniers temps sont saisissants. Ainsi, le village dans lequel j'ai passé mon enfance a sans doute changé davantage en cinquante ans qu'en cinq cents ans.
Quand j'explique à mes filles que les paysans «faisaient les foins» à la faucille ou que les femmes lavaient leur linge au lavoir, elles éprouvent irrésistiblement le sentiment que je sors tout droit d'une grotte préhistorique.
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www.lefigaro.fr]
Le
Livre unique de français (publié en 1959) servit de manuel d'apprentissage à l'expression française écrite et "raisonnée" (analyse des parties du discours, analyse logique, etc.) aux enfants dont devait être Luc Ferry dans la première moitié des années 60. Moi-même, qui comme Luc Ferry "passai mon enfance dans un village", appris à comprendre la grammaire et à aborder la langue écrite par des manuels de français tels que celui-ci, dont le texte intégral est donné sur ce site :
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fr.scribd.com]
Lorsqu'on se penche sur ces manuels à un demi-siècle de distance on est frappé par l'exigence de rigueur intellectuelle présente dans les exercices proposés aux enfants et dans l'explicitation grammaticale. La deuxième chose que l'on remarque est que les textes présentés, dans leur écrasante majorité, ont trait au monde rural de la France de cette époque : les travaux des champs (à quoi semblait toujours se ramener l'agriculture, avec ses fenaisons et son vocabulaire que l'on dirait aujourd'hui recherché -- les blés
ondoient sous la brise, etc.), la chasse, la pêche, l'aventure enfantine dans la nature des abords des villages, etc. La langue ainsi, se posait, se transmettait sur et dans ce substrat qui lui servait de référent stable et universel.
Le monde artificialisé et instable (instabilité fondamentale des paysages et de l'environnement rurbain) semblent tels de nos jours que, comme pourrait nous l'accorder Luc Ferry qui parle aux "cadets" des bouleversements dont notre vieux continent a été le théâtre, la langue en devient en quelque sorte,
inenseignable : nommer le choses proprement et les décrire fidèlement dans une langue construite est devenu en 50 ans un exercice qui, littéralement, peut être dit
privé d'objet.
En France, ce phénomène déchirant pourrait être résumé en disant que "la fin de la ruralité marque la fin de la langue", ou à tout le moins la fin de son
enseignabilité, si bien que la crise de transmission culturelle et linguistique pourrait n'être qu'une facette ou qu'une manière d'envisager une crise de la transmission beaucoup plus profonde qui toucherait, ou dont l'objet serait,
le support même de la chose à enseigner : un réel sans solution de continuité. Une rupture de réel et d'historicité serait la cause profonde de la rupture de transmission linguistique.
Lire le chapitre de ce manuel ayant trait à la télévision et à la "probité" intrinsèque de l'image télévisuelle par rapport à la triche cinématographique et aussi à l'émergence d'une culture de l'instantanéité qui absorbe le réel et le vivant : le réel fait plus que rompre son cours historique et s'artificialiser dans le changeant -- la présence au monde des humains qui l'habitent plonge et s'absorbe dans l'instantanéité télévisuelle et virtuelle. Le réel et son dit linguiste, son acte linguistique, commençèrent alors, tout uniment, à cesser d'être; ils entamèrent leur conjointe dislocation. (Le texte sur la télévision date de 1956).