(
Tu Felix Austria de Koestler, 1959 -- suite et fin)
Il va sans dire que mariage de coalition ne veut pas dire idylle parfaite. Une telle union fait parfois ressembler le parlement à une mare d’eau stagnante, où les affrontements d’idées laissent place aux querelles stériles et à l’intrigue. Dans toutes les branches de gouvernement, de la fonction publique et de l’administration, les postes sont attribués suivant une proportion fixe entre les partis, ce qui interfère souvent avec le choix du candidat le plus capable. Selon une blague autrichienne classique, aux toilettes publiques si le fonctionnaire préposé au coin « Dames » est un Noir, il faut que celui des hommes soit un Rouge ; et ce fait n’est pas loin d’être authentique. Cependant, si on garde à l’esprit l’histoire de la première république autrichienne et l’histoire de certains autres pays européens dans l’après-guerre, il s’agit là de tares relativement légères.
On aurait tort, au demeurant, de vouloir expliquer le spectaculaire redressement de l’Autriche par la seule expérience de cette coalition, aussi exceptionnelle soit-elle. Il conviendrait au contraire de faire de la stabilité et de la durée de cette coalition la conséquence un changement d’ordre psychologique dont les racines plongent plus loin que la politique parlementaire. Ce changement est né de l’intensité des souffrances qu’aucune autre nation occidentale n’a connues
(NdT : rappelons que ce texte fut produit deux ans avant l'édification du Mur de Berlin). Car la partie orientale de l’Autriche, y compris Vienne, est le seul pays de l’Occident libre qui ait été placé sous occupation militaire russe --- ayant été prise du mauvais côté du Rideau de fer au moment le plus fort de la sauvagerie que déchaînait la guerre --- avant d’en être dégagée pour prendre un nouveau départ.
Le dimanche de Pâques, le 31 mars 1945, l’Armée rouge franchit la frontière autrichienne et, quelques jours plus tard, Vienne fut coupée du monde extérieur : sans électricité, sans ravitaillement, eau courante, équipements sanitaires, journaux ni radiocommunications. L’histoire de ce sombre épisode d’interrègne, qui dura jusqu’à l’arrivée des Alliés occidentaux à Vienne, n’a pas encore été écrite, et les Viennois ne l’évoquent qu’avec réticence.
Une des raisons de ces réticences tient aux chiffres, toujours non publiés, d’un certain bureau autrichien dont les listes comptent quelque 86000 cas de viols, signalés par les victimes en vue d’obtenir un traitement préventif contre les maladies vénériennes ; l’âge des victimes s’échelonne de onze à quatre-vingt ans. Pendant plusieurs mois, les hôpitaux de Vienne ont pratiqué des avortements d’urgence, légalisés par le gouvernement provisoire. Sachant que la majorité des victimes doivent avoir été réticentes à signaler leur viol, leur nombre total est estimé à 30 pour cent de la population féminine adulte qui n’avait pas fui la ville ; mais dans les campagnes, cette proportion fut beaucoup plus élevée. Ceux qui n’avaient pas fui appartenaient pour la plupart aux classes travailleuses et aux couches pauvres de la population, qui peuvent avoir été enclines à accueillir les Russes comme libérateurs de l’oppression que leur avaient fait subir les Nazis.
(NdT : il n’est pas question de comparer ce qui n’est pas comparable, pourtant, la vague d’agressions sexuelles qui a touché l’Allemagne de Mme Merkel en décembre 2015 ne peut pas ne pas avoir eu un retentissement en Autriche, pays affecté « dans les couches profondes de sa psyché » comme le dit Koestler en 1959 par l’épisode de ces viols commis par l’Armée rouge à Vienne en 1945. Et si l’on ne saurait comparer ce qui n’est pas comparable, rien n’interdit de dresser des parallèles historiques : le tollé des anti-racistes à la française (comme l’ancienne dirigeante d’Osez le féminisme Caroline De Haas osant twitter l’intwittable: “Ceux qui me disent que les agressions sexuelles en Allgne (sic) sont dues à l’arrivée des migrants: allez déverser votre merde raciste ailleurs“) lorsqu’il apparut que tous les auteurs de ces agressions sexuelles étaient des migrants et demandeurs d’asile, ne peut pas ne pas avoir ressemblé à celui des « pro-communistes viennois » qui, dans un premier temps au moins, traitèrent les victimes de ces viols d’anti-communistes primaires et d’agents de la propagande fasciste. Donc, le vote autrichien de mai 2016 s’éclaire ici encore : il s’agit de « se mettre en position d’unité et de défense » contre une menace, sorte de réflexe atavique qui prend appui sur les ressorts d’un traumatisme que Koestler qualifie de « quasi-archaïque »).
Ce n’est pas sans réticence que l’on remue les souvenir des horreurs de la guerre, et il faut admettre que ce que l’Occident fit à Hiroshima fut plus effroyable que ce que les Russes firent à Vienne. Mais on ne peut parler du Japon d’après-guerre sans mentionner la Bombe, et pas davantage ne saurait-on évoquer l’Autriche de l’après-guerre sans mentionner l’expérience traumatique dont elle souffrit. Ces souffrances mirent fin à tout jamais à toutes velléités de sympathie pro-communiste, tant dans le peuple que dans l’intelligentsia : pas de Nenni
(NdT : il s’agit de l’Italien Pietro Nenni, lauréat du Prix Staline pour la Paix en 1951), de Sartre, de Picasso ou d’Archevêque de Canterbury en Autriche ; mais cet épisode eut des conséquences psychologiques plus profondes que cela, car aussi douloureuses que fussent les expériences vécues par la France, les Pays-Bas, le Danemark et la Norvège sous l’occupation nazie, le choc que subit Vienne était de nature plus extrême, quasi-archaïque, et pénétra dans les couches profondes de la psyché de la nation. Cette expérience marque un tournant dans l’histoire de l’Autriche.
Jusqu’en 1918, les Autrichiens s’étaient considérés comme à la tête d’une monarchie pluri-nationale. Après 1918, ils se trouvèrent être une tête guillotinée, à qui manquait désespérément son corps en allé ; après 1945, les Autrichiens découvrirent, pour la première fois, qu’ils étaient une nation à part entière, économiquement viable et culturellement concentrée (
culturally self-contained).
Lorsque le siège des Turcs fut levé au tournant du dix-septième siècle, Vienne entra en efflorescence – dans l’âge du Baroque autrichien. La fin du régime d’occupation en 1955 apporta une répétition du phénomène à une échelle moindre: un regain d’optimisme et de joie de vivre
(NdT : en français dans le texte) qui devait se concrétiser dans la réouverture du saint des saints : l’opéra reconstruit, ce qui fut un événement tapageur, pour lequel on fit grand battage chargé de sentimentalité et de symboles. Un an plus tard, la tragédie chez le voisin de palier hongrois vint rappeler aux Autrichiens que si l’Autriche était libre, le siège de l’Europe n’avait pas encore été levé
(NdT : cette expression « siège de l’Europe » n’est évidemment pas ici le fruit du hasard, après nous avoir parlé du siège de Vienne par les Turcs – le syndrome de la citadelle assiégée est opérant en Autriche et il est à réhabiliter dans toute sa noblesse, savoir faire le gros dos et s’unir bravement dans la tempête et face au danger constituent un acte salvateur et noble, tel devrait être l’enseignement à tirer de cet article et de son recoupement avec l’actualité) et que Vienne était encore --- ou de nouveau --- une ville-frontière. Les Autrichiens se montrèrent à la hauteur de la situation et ce, remarquablement : des milliers de réfugiés hongrois doivent leur vie aux équipes de secours autrichiennes, composées de volontaires, qui intervinrent le long de la frontière en prenant des risques considérables, et au sang-froid du gouvernement autrichien.
(NdT : Bel exemple de solidarité intra-européenne, totalement étrangère à la fausse solidarité imposée par l’UE pour des « réfugiés » venant imposer en Europe leur prise en charge en quittant des régions du monde et des continents éloignés d’où ils transportent dans leur besace un agenda politique de subversion du monde libre).
Dans l’ensemble, Nestroy
(NdT : Johann Nepomuk Eduard Ambrosius Nestroy (7 décembre 1801 à Vienne - † 25 mai 1862 à Graz (Autriche), est un acteur, chanteur et dramaturge autrichien), l’idole des Viennois, qui, de leur part s’attendait toujours au pire, semble avoir eu tort. Si les Autrichiens ont péché – en le faisant, peut-être, principalement par complicité passive – ils en ont subi une dure pénitence. Ils se sont aussi débarrassé de leur nostalgie teintée d’auto-apitoiement pour les gloires du passé et se sont lancés dans une expérience nouvelle : faire une nation qui ne soit ni austro-hongroise, ni austro-germanique ni austro-quelconque mais autrichienne.
(NdT : Enseignement subsidiaire : un Etat-nation monoculturel et identitaire se construit au travers de souffrances extraordinaires dans l’Europe d’après-guerre, puis, un demi-siècle plus tard, rejoint l’Union européenne, et se trouve ainsi placé dans un cadre institutionnel supranational où, quelque quatre décennies après sa constitution de 1955, il est invité, une fois de plus dans l’histoire, à retourner au multiculturalisme et au culte de l’Autre. Comment voudrait-on que les Autrichiens ne soient pas les premiers dans cette nouvelle histoire qui doit se conclure par la mise au rebut de l’UE, à vouloir défaire ce cadre, comme ils l’ont montré aux élections de mai 2016 ? De manière générale : est-il moral que l’édifice communautaire européen bâti par des Etats-nations monoculturels enjoigne à ces derniers de dissoudre le monoculturalisme national auquel cet édifice doit son existence ? N’est-on pas fondé de voir en cela une forme de "trahison ontologique" contre ces nations et leurs peuples ?)
Pour l’heure, il s’agit d’une expérience et rien de plus, dont l’issue est difficile à entrevoir. Elle peut déboucher sur quelque chose d’inébranlable, de digne et de provincial ; ou bien succomber aux tentations du tourisme commercial et perdre son identité. Mais je crois pouvoir dire qu’au bout du compte, l’esprit de Vienne prévaudra car, pour citer Hans Weigel, il n’y a, après tout, aucune autre ville au monde où les dentistes jouent du violoncelle si magnifiquement.