Je ne veux faire aucune concession à mes lecteurs, je ne veux pas jouer à mon propre jeu pour leur faire plaisir. L'avantage de n'avoir pas eu de succès est de pouvoir poursuivre introublé son chemin, de n'être pas arrêté en route par des appels ou des récriminations. On ne trahit personne, sauf ces quelques lecteurs qui ne veulent ou ne peuvent vous suivre, qui se sont fixés à une certaine image de vous, dont ils n'entendent pas se séparer. Avançons sans eux. D'ailleurs j'aurais honte d'avoir une clientèle. Le disciple est mon cauchemar. Je ne pardonnerais pas à ceux qui m'imiteraient. J'aime mieux un ennemi qu'un compagnon.
Et ce que je déteste par-dessus tout, c'est de me reconnaître et de me retrouver dans quelqu'un.
La lâcheté rend subtil.
Être un tyran sans emploi.
Mon idéal d'écriture : faire taire à tout jamais le poète qu'on recèle en soi ; liquider ses derniers vestiges de lyrisme ; aller à contre-courant de ce qu'on est, trahir ses inspirations ; piétiner ses élans et jusqu'à ses grimaces.
Tout relent de poésie empoisonne la prose et la rend irrespirable.
Toute ma vie j'ai voué un culte aux grands tyrans empêtrés dans le sang et le remords.
Je me suis fourvoyé dans les Lettres par impossibilité de tuer ou de me tuer. Cette incapacité, cette lâcheté seule a fait de moi un scribe.
Le fond du désespoir est le doute sur soi.
Il faut, pour écrire, un minimum d'intérêt aux choses ; il faut encore croire qu'elles puissent être happées ou du moins effleurées par les mots. Je n'ai plus ni cet intérêt, ni cette croyance...
J'ai trop lu... La lecture a dévoré ma pensée. Quand je lis, j'ai l'impression de "faire" quelque-chose, de me justifier vis-à-vis de la "société", d'avoir un emploi, d'échapper à la honte d'être un oisif, un homme inutile et inutilisable.
Aucune espèce d'originalité littéraire n'est encore possible tant qu'on respecte la syntaxe. Il faut broyer la phrase, si on veut en tirer quelque-chose.
Rien ne stérilise tant un écrivain que la poursuite de la perfection. Pour produire, il faut se laisser aller à sa nature, s'abandonner, écouter ses voix..., éliminer la censure de l'ironie ou du bon goût...
Plus un écrivain est
original, plus il risque de dater et d'ennuyer : dès qu'on s'habitue à ses trucs, il est fini. La vraie originalité est inconsciente de ses moyens et il faut qu'un auteur soit porté par son talent ; au lieu de le diriger et de l'exploiter.
Un esprit ingénieux
fait son talent, c'est-à-dire qu'il l'invente. N'est-ce pas là la définition du littérateur ?
C'est un défaut d'élocution, mes balbutiements, ma façon saccadée de parler, mon
art de bredouiller, et surtout l'obsession cuisante de mon accent, qui m'ont poussé, par réaction, à soigner mon style en français, et à me rendre quelque peu digne d'une langue que je massacre, par la parole, tous les jours...
Eussè-je parlé comme les indigènes, que je ne me serais jamais ingénié au bien-écrire, et à tout ce que la recherche stylistique comporte de coquetteries et de vaines subtilités.
Le secret d'une habilité réside dans un défaut plus ou moins clandestin.
Ecrire, quelle déchéance !
Je n'ai jamais émis des idées, j'ai toujours été possédé par elles. Quand je crois en concevoir une, c'est elle qui me tient et m'asservit.
Il est aussi difficile de supporter l'anonymat que la notoriété , quand on a le malheur d'être un
écrivain.
Il n'y a rien qui ressemble tant au néant que la gloire à Paris ! Dire que j'ai aspiré à ça ! J'en suis pour toujours guéri. Et c'est le seul vrai
progrès dont je puisse me féliciter après tant d'années de tâtonnements, d'échecs, et de désir. Travailler en vue de l'anonymat, m'évertuer à m'effacer, cultiver l'ombre et l'obscurité, mon seul propos. Retour aux ermites ! Me créer une solitude, élaborer dans l'âme un couvent aves les restes d'ambition et d'orgueil que je possède.
Quand j'écris, dès que je cesse d'attaquer et de maudire, je m'ennuie et abandonne la plume.
Parfois je me demande si, en dehors de mes frénésies, j'existe réellement. Qu'elles me quittent, et je végète et me traîne comme une loque.
Nous ne sentons vraiment que nous avons une âme que lorsque nous écoutons de la musique.
Plus je me sens vidé intérieurement, plus me passionnent les questions de langage. L'écrivain indifférent à tout, incurieux et épuisé finit en grammairien. Dénouement insignifiant et honorable ; la médiocrité après l'excès et les cris.
Par peur d'être quelconque, j'ai fini par n'être rien.
Ecrire, ce n'est pas penser, c'est une grimace ou, au mieux, une imitation de la pensée.
X fait profession d'être
profond. Il n'est pas le seul. On ressent un certain plaisir à paraître superficiel aux yeux de cette sorte de gens.
Je me suis empêtré dans les mots, comme d'autres dans les affaires.
Cioran