Simone de Beauvoir conclut
La force des choses par ces mots : « Cependant, tournant un regard incrédule vers cette crédule adolescence, je mesure avec stupeur à quel point j’ai été flouée. » Il peut s’agir d’une posture mais elle donne le ton, l’ambiance, un diapason sur lequel, selon moi, sont réglés les écrits d’Annie Ernaux – et singulièrement
Les Années. Ce que j’y entends par-dessus tout c’est l’expression d’une déception chronique, toujours menacée par la dépression. La vie nous floue, la vie est décevante. La révolution rêvée n’a pas eu lieu. L’ennemi public n°1 des soixante-huitards, la dite « société de consommation », a triomphé partout. On s’est fait avoir, sournoisement, on n’a pas « changé la vie », on a « fait avec » et tout a fini par s’arranger, même mal. Certes, il est encore loisible de réchauffer nos vieux cœurs aux bonnes vieilles hantises rampantes : l’autoritarisme, le racisme, la condition des femmes afin d’imaginer des luttes à mener, mais cela n’empêche pas d’être globalement déçus par le tour qu’on pris les choses.
Cette déception lancinante, je la vois à l’œuvre dans la scène du supermarché. L’épisode avec le vigile est décevant : aucune communication, aucune fraternisation. Ces noirs, objets de toutes les sollicitudes, victime idéales qu’on voulait émanciper, qui allaient apporter dieu sait quel rythme nouveau à nos sociétés forcément sclérosées, les voici devenus des sortes de flics muets affectés à la « surveillance des gestes et des sacs », des chiens de garde du capitalisme sans aucune chaleur et probablement contents de leur sort. Ailleurs, on se précipite avec « frénésie » (terme péjoratif) sur des contrefaçons d’abricots, « durs comme des pierres. » Consommateurs floués et consentants. Déception. Et le comble de la déception, c’est de constater qu’en matière d’intégration et d’égalité, de respect des « différences », le « Marché », horresco referens, a fait mieux que tous les théoriciens de gauche réunis ! Il n’est pas jusqu’aux musulmanes voilées pour faire resurgir les débilitantes images folkloriques des provinces françaises dont on croyait s’être définitivement débarrassées... Non, décidément, je ne parviens pas à entendre dans ce texte comme un « chant d’amour à l’état actuel des choses » et, au fond, il en faudrait très peu pour en faire une scène à la Houellebecq. S’il n’atteint pas à ce degré de désenchantement radical, c’est simplement qu’Annie Ernaux est prise dans un bon vieux et encore solide corset idéologique dont il est bien trop tard pour elle de songer à se libérer.