Merci de vos encouragements, chers Anna et Olivier. Vous répondez vous-même à votre question, cher Marcel Meyer. Je pratique peu Millet, mais je me souviens qu'on a souvent lu Giono comme un écrivain régionaliste et paysan, ou Proust comme un romancier de la haute société. On leur reprochait l'étroitesse de leur champ d'action et le caractère exagérément particulier de leurs personnages, comme M. Hengdahl reproche à la littérature américaine de ne parler de que l'Amérique (qui est un univers plutôt vaste et varié, d'ailleurs). Mais certains héros de Giono ou de Proust sont universels par leur particularité même, et non malgré elle, quand le romancier les fait accéder au niveau de types humains confrontés à ce que notre condition a d'universel. De Millet, je n'ai lu qu'un roman, à grand peine, et je m'intéressais au portrait qu'il donnait d'un professeur : je ne saurai vous dire s'il atteint l'universel. De Giono, il m'a fallu lire plusieurs fois de nombreux romans, pour l'école, qui m'inspirèrent un ennui moindre que ceux de Millet. Son Langlois, héros des
Récits de la demi-brigade et du
Roi sans divertissement, est à la fois intensément particulier, en bon héros de roman, et très parlant pour le lecteur à cause de sa condition d'homme confronté au vide et à l'ennui. Pour Proust, cela va de soi, me semble-t-il. La sottise de l'éloge du terroir ou du nomadisme vient de ce que l'on cherche à ranger l'entreprise littéraire sous une bannière morale. C'est la sottise de l'engagement obligatoire des écrivains, au nom de grands idéaux généreux ou pas. On les met en demeure de faire la morale, de donner le bon exemple, ce qui implique de ne voir dans leur écriture qu'un
instrument de propagande. Or la fin de l'écriture littéraire est l'écriture elle-même, comme expression du monde intérieur d'un individu, non l'éloge ou le blâme de ce qu'une collectivité honore ou réprouve pour un court moment, selon ses intérêts plus ou moins honnêtes et avoués.
Ah, et j'oubliais de vous citer cette remarque de Nabokov, dont je n'ai pas la provenance: "En tant qu'artiste et homme d'étude, je préfère le détail particulier à la généralisation, les images aux idées, les faits obscurs aux symboles évidents et le fruit sauvage à la confiture synthétique." Ceci permet peut-être de rappeler que la littérature n'a pas besoin de montrer patte blanche aux grandes autorités morales du moment, de leur faire la preuve de son universalité, pour être intéressante.