« C'est avec délicatesse, mais pourtant avec une certaine dureté, qu'il s'agit d'attaquer une histoire rapportant qu'un jour un singe eut l'idée de se précipiter au café pour y rester assis des heures durant. Sur sa tête, qui n'avait vraiment rien d'inintelligent, il portait un chapeau melon, qui pourrait tout aussi bien être un chapeau mou, et ses mains étaient vêtues des gants les plus chics jamais exposés dans un magasin de mode masculine. Le complet était impeccable. En quelques bonds singulièrement agiles et élastiques, remarquables en eux-mêmes quoiqu'ils l'eussent quelque peu trahi, il se retrouva dans le salon de thé, qui était tout bruissant d'une musique entraînante semblable à un murmure de feuillage. Le singe était dans l'embarras quant à la place où il devait s'asseoir, soit dans un coin modeste, soit sans vergogne en plein milieu. Il préféra cette seconde solution, estimant qu'à l'évidence les singes pouvaient tout à fait se montrer, à condition de ne pas manquer aux bonnes manières. Avec mélancolie mais pourtant avec joie, sans préjugés mais non sans timidité, il regarda autour de lui, découvrant plus d'un mignon minois muni de lèvres qui semblaient faites de jus de cerise, et des friandises en pure chantilly ou crème au sucre. Beaux yeux et mélodies harmonieuses renchérissaient à qui mieux mieux, et le narrateur que je suis n'en peut plus de dignité et de félicité en rapportant que le singe, avec un certain accent du terroir, demanda à la serveuse qui s'occupait de lui s'il avait la permission de se gratter le pelage.
« Faites à votre convenance », répliqua-t-elle aimablement, et notre galant homme, à supposer qu'il méritât d'être ainsi désigné, profitat tellement de cette autorisation que les dames présentes pour une part se mirent à rire et pour une part détournèrent les yeux, afin de ne pas être obligées de voir ce qu'il se permettait là. Lorsque s'assit à sa table une femme manifestement gentille, il se mit d'ailleurs aussitôt à lui faire la conversation le plus spirituellement du monde; il parla du temps qu'il faisait, puis de littérature.
« Voilà quelqu'un de peu banal », se disait-elle en le voyant jeter ses gants en l'air et les rattraper avec adresse. Il imprimait à sa bouche une grimace ravissante en tirant sur sa cigarette. Laquelle faisait un contraste violent avec son teint basané.
Préciosa, tel était le nom de la jeune fille qui fit alors son entrée dans la salle, comme une ballade ou comme une romance, en compagnie d'une tante d'acidulée prestance; et dès lors c'en fut fait de la tranquillité du singe, qui jusque là n'avait jamais connu ce que c'est que l'amour. Il le connut alors. Toute sottise fut balayée de sa tête. D'un pas ferme il marcha vers l'élue et la demanda pour femme, sinon il allait entreprendre des choses qui montreraient suffisamment de quelle école il était.
... »
Robert Walser -
Le Singe (dans
La Rose)