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Quarante ans

Envoyé par Utilisateur anonyme 
Utilisateur anonyme
15 octobre 2008, 14:41   Quarante ans
« Deux générations dans ce pays ça représente pas mal de temps. À propos des premiers colons. Je leur disais que voir sa femmes et ses enfants tués et scalpés et vidés comme des poissons ça a tendance à rendre certaines gens nerveux mais ils n'avaient pas l'air de comprendre ce que je voulais dire. je crois que les années soixante ont donné à réfléchir à pas mal de gens. je l'espère. Voici quelque temps j'ai lu dans le journal que des enseignants sont tombés sur un questionnaire qui avait été envoyé dans les années trente à un certain nombre d'établissements scolaires de tout le pays. Donc ils ont eu entre les mains ce questionnaire sur les problèmes rencontrés par les enseignants dans leur travail. Et ils ont retrouvé les formulaires qui avaient été remplis et renvoyés par des établissements de tout le pays en réponse au questionnaire. Et les plus gros problèmes signalés c'étaient des trucs comme parler en classe et courir dans les couloirs. Mâcher du chewing-gum. Copier en classe. Des trucs du même tabac. Alors les enseignants en question ont pris un formulaire vierge et en ont imprimé un paquet et ont envoyés les formulaires aux mêmes établissements. Quarante ans plus tard. Voici quelques unes des réponses. Les viols, les incendies volontaires, les meurtres. La drogue. Les suicides. Alors ça m'a fait réfléchir. Parce que la plupart du temps chaque fois que je dis quelque chose sur le monde qui part à vau-l'eau on me regarde avec un sourire en coin et on me dit que je vieillis. Que c'est un des symptômes. Mais ce que je pense à ce sujet c'est que quelqu'un qui ne voit pas la différence entre violer et assassiner des gens et mâcher du chewing-gum a un problème autrement plus grave que le problème que j'ai moi. C'est pas tellement long non plus quarante ans. Peut-être que les quarante prochaines années sortiront certains de leur anesthésie. Si c'est pas trop tard.
    Il y a deux mois Loretta et moi on est allés à une conférence à Corpus Christi et j'étais assis à côté d'une dame, c'était l'épouse d'un tel ou d'un tel et elle n'arrêtait pas de parler de la droite par-ci et de la droite par-là. je ne suis même pas sûr de savoir ce qu'elle voulait dire. Les gens que je connais sont généralement des gens très ordinaires. Ordinaires comme la poussière, comme dit le dicton. C'est ce que je lui ai dit et elle m'a regardé avec un air bizarre. Elle croyait que j'en disais du mal, mais bien sûr c'est un grand compliment dans la partie du monde où je vis. Et elle continuait, continuait. Finalement, elle m'a dit comme ça : Je n'aime pas le chemin que prend ce pays. Je veux que ma petite-fille puisse avoir une IVG. Et je lui ai dit eh bien madame je ne crois pas que ça doive vous inquiéter le chemin que prend ce pays. Moi au train où vont les choses je ne doute pas une minute que votre petite-fille pourra avoir une IVG. Je dirais même que non seulement elle pourra se faire avorter, mais elle pourra vous faire endormir, ce qui a tout de suite coupé court à la conversation. »

No country for old men, de Cormac McCarthy.
Utilisateur anonyme
15 octobre 2008, 15:02   Re : Quarante ans
J'aime beaucoup, merci. Auriez-vous encore quelques "trucs du même tabac"... ?
15 octobre 2008, 15:20   Re : Quarante ans
Vous avez trouvé No Country for Old Men en français Boris ? Vous me croirez si vous voulez, mais j'avais grande envie de mettre en ligne ici ce passage-ci, très précisément, en version originale, ou en traduction, sans me donner le temps de trancher en faveur de l'une ou l'autre et avant d'oublier tout à fait de le faire à la fin de l'été. Merci Boris. Quand j'aurai le temps, je vous expliquerai - ou tout au moins m'y essaierai - la vieille notion philosophique chinoise de Yuan Fen 緣 分 , qui est une ligature spirituelle usant souvent des livres comme fil autant que comme conduit, vous comprendrez. Si j'oublie de le faire, ou ne sais trancher la manière de le faire avant que l'oubli n'efface cette résolution, vous la trouverez sans doute exposée dans quelque livre de François Jullien.
Utilisateur anonyme
15 octobre 2008, 18:33   Re : Quarante ans
Oui, Francis, je l'ai trouvé en français (et je profite de votre message pour corriger le mien…). J'aime beaucoup le contrepoint entre l'action et les réflexions du shérif.

Avez-vous vu le film des frères Coen ?
15 octobre 2008, 19:18   Re : Quarante ans
Un film de cinématographe ? un vélum, comme ils disent en Indonésie ? Non Boris, je ne fréquente pas les salles obscures, et que vous dirais que depuis que je lis Cassandre, quand je vois le mot "film", je sors mon patator.
15 octobre 2008, 19:27   Re : Quarante ans
Je vous imaginais plutôt armé d'un shinai...
Utilisateur anonyme
15 octobre 2008, 19:39   Re : Quarante ans
Moi non plus je ne fréquente pas les salles obscures, Francis, avez-vous entendu parler d'un machin qui se nomme Dévédé ?
15 octobre 2008, 22:51   Re : Quarante ans
Figurez-vous Boris, que depuis que je ne vais plus au cinématographe voir le montreur d'images pour l'aider en l'admirant comme un grand frère patient à jongler avec ses grandes bobines plates, grises, métalliques et lourdes dans des salles où flottait la fumée bleue des cigarettes des militaires et des cocottes et sur l'écran trouble la bobine plus grande encore d'Eddy Constantine en pleine action, Dédé ne me parle-plus. J'ai beau m'exclamer Dédé! vé! le Dédé! il ne tourne pas la tête. Un monde toute même. Un cinémonde dirait Cassandre.
Cher Francis, je n'arrive pas à croire que vous n'ayez pas vu Rashomon, le film de Kurosawa.
Le passage cité par Boris est très beau. Tout le roman de Mac Carthy - l'intrigue policière n'est qu'un prétexte - est une méditation sur l'évolution de la société américaine vue à travers le regard d'un vieil homme effaré par la montée de la violence et du mal. Le mal est incarné par le personnage d'un tueur, véritable figure satanique, machine à tuer sans état d'âme. Le film tiré du roman des frères Cohen est détestable : ils n'ont rien retenu du propos désespéré de Mac Carthy. Ils n'ont gardé que les banales péripéties dramatiques en les mettant en scène de manière complaisante et cynique (surenchère dans la violence). Le tout se veut burlesque et branché et destiné à un public boboïsant pour lequel de toute façon le propos de l'écrivain était inaccessible. En tout cas, l'esprit du roman est trahi.
Utilisateur anonyme
16 octobre 2008, 11:38   l'intrigue policière n'est qu'un prétexte
Il me semble que la phrase de ce roman est celle-ci : « Comment venir à bout de quelque chose dont on refuse d'admettre l'existence. »

Je ne suis pas d'accord avec vous, Petit Détour. Le film n'est pas si mal que vous le dites. Il montre en tout cas une chose : « Vous me demandez de me rendre vulnérable, ce que je ne ferai jamais. » Se rendre vulnérable est sans doute une de choses qui caractérisent la civilisation, et c'est cette nécessité ontologique qui disparaît sous nos yeux, dont la disparition effraie tant le shérif (les shérifs sans armes).
Utilisateur anonyme
16 octobre 2008, 14:06   Re : Quarante ans
"Se rendre vulnérable est sans doute une de choses qui caractérisent la civilisation"


Je n'imaginais pas que nous puissions, nous, les "de souche", être autant civilisés...
Je ne comprend à peu près rien à votre message M. Petit-Détour. J'ai bien sûr vu Rashomon au cinéma et aussi en pièce de théâtre joué en ... cantonnais, il y a fort longtemps. Mais quel rapport avec No Country for Old Men de Cormac McCarthy que j'ai lu cet été en version originale à la suite de Blood Meridian ? J'ai mentionné Rashomon hier dans un fil tout autre que celui-ci ouvert par Boris, à propos de la Marseillaise sifflée et des versions commentées qu'ont livrées de l'événement des responsables politiques divers; le kaléidoscope de ces interprétations du réel me rappelait Rashomon.

On trouve dans la technique du roman de McCarthy dont nous parle Boris, en effet quelques ingrédients du "simultanéisme" de Dos Passos mais rien qui évoque Rashomon.

Par ailleurs, il est regrettable de voir traduit en français old man par "vieil homme". Un "old man", c'est "un vieux" tout simplement, de même que "an English woman" est "une Anglaise" (et non "une femme anglaise"). Donc "Un pays pas fait pour les vieux" conviendrait davantage en titre français. Ce roman est remarquable par le fait que la syntaxe (celle de la voix narrative) y est "parlée" de manière délibérément patoisante, très souvent asyntaxique. L'effet est gênant dans les premières pages, puis s'estompe au fil du récit.
Utilisateur anonyme
16 octobre 2008, 20:23   Un pays pas fait pour les vieux
Il y a ces "et" (…) "et" (…) "et" (…), qui m'ont tout de même un peu gêné, sinon lassé. C'est toujours comme ça, MacCarthy, Francis ?
Cher Petit-Détour,
J'ai un peu la même opinion que vous sur le film des frères Cohen.
Utilisateur anonyme
16 octobre 2008, 20:53   Re : Ce pays n'est plus pour le vieil homme
Cher Boris,

Cette question stylistique particulière avait été abordée dans un de mes message passés écrits sur un clavier dépourvu des accents du français, et que vous me pardonnerez de citer dans son jus ci-dessous. Cette construction en "and" est celle dite du "Old Testament diction" en anglais. Il existe un terme de rhétorique savante pour la désigner mais qui m'échappe ce matin.

S'il fallait comparer cette prose anglaise a un vague equivalent francais, il faudrait aller chercher les Chants de Maldoror. Je ne vois rien dans le XXe siecle, si ce n'est peut etre quelques passages du Voyage de Celine ou de Bourlinguer de Cendrars. La dimension poetique detachee, brute, avec son deluge lexical et sonore continu, en cascade, intarissable, ne mollissant jamais, ne se trouve guere en francais.
Typhoon de Conrad, plus encore que Heart of Darkness, fut ecrit ainsi. Du noir diamant, tout du long. Dans une veine haletante, rhapsodique. Certains textes de Dylan dans ses premieres periodes, prenaient ce rythme pythique avec ces phrases concatenees en "and" (maniere de narration evangelique des bibles americaines) qui comme ici, ne tarissaient pas, ne quittaient pas la transe.
Parataxis, parataxe ?
Non Bernard, je ne crois pas, la parataxe étant l'absence, justement, de toute conjonction de coordination ("Je dois rentrer du bois. Mon neveu ne m'a pas écrit. Si ce mal de dos continue, je ne vais pas pouvoir passer l'hiver ici..")

C'est un terme grec bien sûr, que je recherche, à cinq syllabes au moins et tout ce qu'il faut de "th" et d'"y".
17 octobre 2008, 11:10   Re : Quarante ans
Cher Francis, pardonnez la confusion : je faisais référence au fil sur Rashomon car je ne pouvais croire que vous n'ayez pas vu le chef-d'oeuvre de Kurosawa en dépit de vos déclarations à Boris Joyce sur votre prétendue non fréquentation des salles obscures. Je persiste à penser que le film des Coen est détestable et constitue une véritable trahison du livre de Mac Carthy, lequel est in fine une déploration, d'inspiration chrétienne, devant la perte de la common decency et la centralité de l'argent, symbolisée par la fameuse mallette, dans la société américaine. J'imagine ce qu'il doit penser de la débâcle en cours chez les yuppies de Wall Street. Alors Mac Carthy proche de Dos Passos ? Je dirais plutôt qu'il entretient des affinités électives avec Bernanos.
Chère Cassandre : nous sommes d'accord sur presque tout. J'entendais ce matin un éducateur de la Courneuve pleurnicher sur France Inter parce que Sarkozy n'avait pas tenu ses promesses de nettoyer la cité au Karsher. C'était d'ailleurs la preuve de son racisme puisque cette inaction exprimait son indifférence, voire son mépris à l'égard du malheur des habitants-des-quartiers. Deux ans en effet après la mort du garçon, tué lors d'un règlement de compte, rappelons-le entre une famille de renois et une famille de rebeux à propose d'une tassepé, dont on ignore encore aujourd'hui si elle lisait Platon (en version originale ?), le trafic de cannabis prospère et la lie fait la loi. Ces gens ne sont jamais contents.
C'est juste, ce serait plutôt la polysyndète, non ?. (Un soir, j'ai assis la Beauté sur mes genoux. − Et je l'ai trouvée amère. − Et je l'ai injuriée. )
à noter qu'un film a été tiré de "Blood Meridian", qui doit sortir en France dans les premières semaines de 2009. Ce roman a pourtant la réputation de ne pouvoir être transposé au cinéma...
à propos de cette construction particulière du discours, dont Hemingway avait usé et abusé en son temps: certains critiques la voudraient prose andolope, c'est à dire "masculine" à l'opposé de l'écriture féminine qui hiérarchise les propositions du récit, les ponctue, les articule de manière ordonnée. La virgule qui fait le ménage dans la phrase serait un attribut féminin, comme il y a chez la femme une aptitude naturelle à "ranger" et à attribuer à chaque chose sa place. La rectitude politique y perd beaucoup, certes, mais cette vision ne me paraît pas dépourvue d'intérêt.
Colonel, je tiens à vous dire que nous sommes fiers de vous avoir parmi nous. Merci à vous, et honneur à votre science !
"quand je vois le mot "film", je sors mon patator."

Je suis sûre, cher Francis, qu'à ce sport -là, vous êtes bien meilleur que moi.
Je transmettrai au Colonel. Merci, Francis.
Utilisateur anonyme
17 octobre 2008, 12:09   Re : Un pays pas fait pour les vieux
J'ai bien compris, Francis, d'où venait et ce que portait cette construction. N'empêche, elle me fatigue assez vite. Sans doute est-il que je ne la trouve pas assez bien justifiée.
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