Lisant Walter Scott, qui était un poète écossais, homme fait quand le jeune Charles Darwin entamait ses observations à bord du Beagle, contraint pour rembourser ses dettes d'écrire des romans à succès (dont un certain nombre devenus des opéras -- The Bride of Lamemoor, the Puritans, etc.) -- romancier visionnaire, on tombe sur des perles très éclairantes dans cette discussion qui porte sur ce qu'il est convenu de nommer l'anthroposphère et ses rapports, et absence de rapports, ses ressemblances et dissemblances, avec le monde naturel et ses deux parties constitutives (règne végétal, règne animal).
Le clonage par exemple, forme de parthénogenèse, produit des effets distincts entre le monde animal et le monde végétal : le bouturage, opération qui exploite la lignée somatique d’un végétal, n'entame en rien l'intégrité de la descendance de la plante, mais qu'en est-il du "bouturage" sur l'animal ? L'expérience de la brebis nommée Dolly (par coïncidence, elle aussi était écossaise!) dans les années 90 du siècle dernier fut édifiante: on fit subir à Dolly l'équivalent de ce que subit la civilisation latine (j'y reviendrai avec Walter Scott), à savoir que cette brebis, premier mammifère cloné de l'histoire à partir d'un noyau de cellule somatique adulte, c'est à dire en court-circuitant "l'âme" de la lignée germinale qui est le matériel reproducteur des individus adultes, fut ainsi une « reconduction » de l’animal mère davantage que sa reproduction. Dolly ne « naquit » jamais mais vécut un prolongement par ramification, branchaison du corps adulte d’une congénère. Très vite, les chercheurs s’aperçurent que Dolly vieillissait rapidement. Le corps animal de Dolly, dès sa venue au monde, avait le même âge que celui de la brebis adulte sur lequel avait été opéré le prélèvement de la cellule transplantée qui en était à l’origine. C’est-à-dire que l’âme (lignée germinale des cellules souche) de Dolly était ailleurs et avec elle l’horloge du vieillissement ; celle-ci ne se trouvant pas à l’intérieur du corps de l’animal, Dolly vieillissait, accusait un âge qui était celui de l’âme extérieure à ce corps, lui-même pourtant animé et relativement sain (viable et vivant).
Les résultats de ce « bouturage » sur le monde animal étaient par conséquent tout autre que ceux que l’on peut observer dans le monde végétal, où il ne s’accompagne d’aucun effet de cet ordre (le cas des greffes de végétaux étant encore différent et se rapprochant du clonage failli, comme l’évoque W. Scott dans cette méditation).
Qu'en est-il de l’anthroposphère ? La cité des hommes (privés de Dieu ou sous le linteau du divin) est un corps animé qui peut évoquer un biotope dans notre comparaison avec le monde naturel, ou un arbre (principe d’organisation hiéarchique similaire, souvent) ou encore un animal (échinoderme au principe d’organisation axiale ou radiale, typique de certains invertébrés). Si la cité incarne le socio-système par excellence, que pouvons-nous connaître de son ontologie à travers l’observation des organisations du vivant et de ses écosystèmes ? Une cité peut-elle être reproduite par marcottage ou bouturage, ou par greffe ? ou bien non ? et dans l’affirmative, jusqu’à quel point ? Si elle possède une âme, quelles opérations peut-on s’autoriser sur elle ? Cette âme nous échappera-t-elle si on applique à ce corps l’opération de transplantation, s’éloignera-t-elle du corps qui dépérira comme chez la brebis Dolly ? Si la cité est un corps civilisé, jardiné, celui-ci est-il animal ou végétal ? S’il est assimilable au végétal, sa reconduction somatique (bouturage, transplantation) ne nuira pas à sa viabilité, mais s’il l’est à l’animal, il s’éteindra bientôt à l’issue de sa transplantation et de la branchaison qui le fait advenir. La sphère spatio-temporelle qui « fait l’âme » des cités, plaiderait pour des caractéristiques végétales de reconductibilité, mais sa nature animée (corps animé d’êtres animés, les humains) la rapprocherait de l’animal et donc du cas Dolly, qui est animal reproducteur et non reconductible. En d’autres termes et ceci est fondamental : les murs (soma) et la chose minérale mourront-ils bientôt, quand ils soutenaient des palais, par éviction de l’âme ? et par « éviction » il faut entendre sans doute le « cancel culture » déterminée au déboulonnage des statues et à l’arrachage des plaques de rues porteuses d’âmes. Le Grand Paris (prolongement reconducteur de Paris) a-il un sens, un avenir, si l’âme civilisée est morte ?
Il semble bien que le poète Walter Scott ait anticipé une réponse à ces questions, dans la méditation qui ouvre le roman (son avant-dernier) de la série des
Waverley Novels :
Robert, comte de Paris.
Roman historique riche d’enseignement qui nous présente Constantinople sous le règne de l'Empereur Alexis Ier Comnène (1081-1118), dont la fille la princesse Anne Comnène (auteur de l’
Alexiade) fut probablement la première historienne du monde chrétien,
Robert, comte de Paris a été traduit en français (édition Furne) dès 1836.
Ce roman devrait figurer parmi les lectures obligatoires de tout étudiant en sciences politiques ou en diplomatie. W. Scott y décrit la position et les initiatives périlleuses d’Alexis 1er face à la première croisade de Bohémond mais aussi les Normands, les Scytes et les Bogomiles et bien sûr le sultan turc. Tout le roman, inspiré par l’
Alexiade, illustre les combinaisons et enjeux stratégiques (alliances paradoxales, à fronts renversés, etc.) mis en œuvre par l’Empereur face aux différents périls.
Voici dans l’édition Furne le texte en français de cette méditation sur Constantinople-Dolly, soit l’âme d’une cité, l’éther subtil de sa civilisation, à la migration décidément impossible et aux palais promis à une déchéance rapide :
« Les observateurs attentifs de la nature, dans le règne végétal, ont remarqué que, lorsqu’on prend une greffe sur un vieil arbre, cette griffe qui, dans la forme extérieure, a l’apparence d’une jeune pousse, est, dans le fait, parvenu au point de maturité, et même de dépérissement, que le tronc qui lui donne naissance. De la vient, dit-on, qu’on voit souvent, à peu près à la même époque, certains arbres d’une espèce particulière se dessécher et mourir, parce que, devant toutes leurs formes vitales à la même souche, ils ne peuvent prolonger leur existence au-delà de la sienne.
De la même manière, les puissances de la terre [lire :
les puissances terrestres], par un grand et soudain effort, ont cherché à transplanter des villes, des Etats et des peuples, croyant assurer à leur nouvelle capitale la richesse, la majesté, la magnificence et l’étendue sans borne de l’ancienne cité qu’ils voulaient rajeunir. Ils espéraient recommencer une nouvelle suite de siècles, à partir de la date de la fondation de leur nouvelle ville, qui devait avoir, du moins ils se l’imaginaient, autant de durée et non moins de renommée que l’ancienne, que le fondateur se flattait de voir remplacée par sa nouvelle métropole dans toute la gloire de sa jeunesse. Mais la nature a ses lois, et elles semblent s’appliquer au système social comme à l’ordre végétal. Il paraît que c’est une règle générale que ce qui doit durer longtemps doit être mûri lentement et perfectionné par degrés ; tandis que tout effort soudain, quelque gigantesque qu’il soit, pour amener tout à coup l’exécution d’un plan combiné pour durer des siècles, offre nécessairement, dès le principe même, des symptômes de ruine et de mort. Ainsi, dans un beau conte oriental, un derviche explique au sultan de quelle manière il a vu croître les arbres magnifiques sous lesquels il se promène, en cultivant les graines qu’il avait semées ; et l’orgueil du prince est humilié en songeant que ses plantations, venues d’une manière si simple, acquéraient une nouvelle vigueur à chaque retour du soleil, tandis qu’il voyait se dessécher, dans la vallée d’Orez, la tête majestueuse des cèdres épuisés qu’il avait fait transplanter par un violent effort.
Je crois que tous les hommes de goût, et il en est beaucoup qui ont été voir récemment Constantinople, ont été d’accord que, s’il était possible de trouver sur toute la surface du globe un endroit digne de devenir le siège d’un empire universel, ceux qui seraient appelés à faire un pareil choix accorderaient la préférence à la ville de Constantin, comme réunissant à la fois la beauté, la richesse, la sûreté et la grandeur. Cependant, avec tous ces avantages de la situation et du climat, avec toute la splendeur architecturale de ses églises et de ses palais, avec ses carrières de marbre et ses trésors immenses, l’empereur qui fonda cette ville doit avoir reconnu lui-même que, quoiqu’il pût employer ces riches matériaux au gré de sa volonté, c’était l’âme de l’homme, c’était ses facultés intellectuelles, portées par les anciens au plus haut degré, qui avaient produit ces chef-d’œuvre de talent, lesquels, comme ouvrages de l’art ou du travail moral, frappaient de stupeur et d’admiration ceux qui les voyaient. Le pouvoir de l’empereur pouvait dépouiller d’autres villes de leurs statues et de leurs chefs-d’œuvres pour en décorer celle dont il avait fait sa nouvelle capitale ; mais les hommes qui avaient fait de grandes actions, et ceux, presque aussi estimés, qui avaient célébré leurs hauts faits à l’aide de la poésie, de la peinture et de la musique, avaient cessé d’exister. La nation, quoique étant encore la plus policée du monde, avait passé cette époque de la civilisation où le désir d’une juste renommée forme la seule ou la principale récompense des travaux de l’historien ou du poète, du peintre ou du statuaire. La constitution despotique et arbitraire introduite dans l’empire avait entièrement détruit depuis longtemps cet esprit public qui avait animé les historiens libres de Rome, et n’avait laissé que de faibles souvenirs qui ne produisait aucune émulation.
Pour parler comme s’il s’agissait d’une substance animée, quand même Constantin aurait pu régénérer sa nouvelle métropole par la transfusion des principes vitaux de l’ancienne Rome, ces principes n’existaient plus, pour que Constantinople pût les emprunter, et Rome les transmettre.
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La splendeur empruntée dont Constantin orna sa ville était elle-même en quelque sorte un indice de décadence prématurée. »
Il n’est pas de volonté créatrice. La création ne se conçoit que dans le respect de processus naturels et historiques lents; sur ce plan, anthroposphère et monde naturel sont similaires. Le geste de reconduction, calculé, global et volontaire est « faux », il est voué à l’échec, son fruit à la déchéance, car il dérègle l’horloge des âmes, celle de la Création elle-même et de ses principes de transmission et reproduction. Le bricolage humain, clones, eugénisme, transhumanisme, et autres stratégies puériles de reconduction de soi, est grossier, impuissant devant les siècles, et avec eux la socio-ingénierie des gouvernants apprentis sociers qu'ils prétendent imposer aux nations et aux peuples historicisés : s'il y a des peuples qui se disent "racisés", nous, Occidentaux de souche judéo-chrétienne, sommes des peuples
historicisés.