A mes heures perdues (abondantes ces jours-ci), je poursuis mes lectures de Villiers (de l'Isle-Adam, pas l'autre), aujourd'hui son roman
Isis, roman suffisamment sérieux pour que son auteur le qualifie de
roman philosophique, où l'on découvre que la figure féminine voilée (Hadaly) dans l'Eve future est bien un prolongement, une semi-incarnation, de la déesse voilée Isis, l'Etre par conséquent (Villiers, dans ces années-là était lecteur de Hegel, de Fichte, et l'ontologie semble avoir nourri ses démarches intellectuelles -- le lien avec la métaphysique d'Aristote, que je m'étais hasardé à formuler à propos de l
'Eve future, n'était donc pas infondé, le seul hasard de mes lectures qui voulait que je sois plongé (via Jean Beaufret) dans la métaphysique d'Aristote tandis que je butinais ce roman, aura donc, à lui seul, levé un pan du voile).
Le roman parut en juillet 1862; cette année représentant une date charnière pour l'humanité: la guerre de Secession fait rage en Amérique du Nord, où les batailles de Shiloh et d'Antietam causent des pertes sans précédent dans l'histoire militaire américaine; cette guerre civile se déroule simultanément avec celle qui déchire la Chine : la révolte des Taiping, qui cette année prennent Shanghaï (bientôt reprise par les armées impériales manchoues aidées par des aventuriers britanniques); en Europe, c'est l'année où Louis Pasteur démolit la théorie de la "génération spontanée", et celle où Karl Marx produit sa
Théorie de la plus-value appelée à constituer le livre IV du
Capital.
Si l'année 1862 était un gamète, il serait celui qui engendra tout le XXe et une partie du XXIe siècle en géopolitique (Chine et Etats-Unis alors simultanément déchirés aujourd'hui simultanément dominants), en biologie (en philosophie du vivant) et en économie !
Le roman est fourni en notes digressives courant sur plusieurs pages, dans lesquelles Villiers s'interroge sur le sens du progrès scientifique, et le mystère
matériel du vivant, son inaccessibilité, ou in-connaissabilité. On trouve dans ces notes diverses choses, dont certaines qui retentissent d'un son particulier dans l'époque que nous traversons:
L'on affirme que la durée de vie moyenne augmente dans plusieurs pays et l'on va jusqu'à fournir des chiffres de cinq, six et sept années...
La philosophie, n'ayant point de raison d'Etat, n'est que sincère dans ce qu'elle affirme et n'admet guère ces façons d'apprécier ou plutôt de jauger [verbe d'une actualité brûlante, on en conviendra] la vie humaine.
La durée, ce n'est pas la vie; c'en est une qualité. Sous ce mot : la vie humaine, nous avons l'idée d'action et de pensée. Ce qui fait vivre l'homme, ce sont les liens et les rapports qui l'unissent à ce qui l'entoure; plus ces liens se fortifient, plus la vie se réalise
dans l'homme.
Puis ceci, sur la médecine "chimique" et ses leurres:
On mentionnera, par exemple, la découverte du traitement des chloroses par le fer. Les docteurs désintéressés répondront au sujet de l'efficacité du fer. Sur deux sujets choisis et traités dans des conditions identiques par le fer (présenté sous toute formule, lactate, iodure, citrate, etc., peu importe), le résultat sera la mort de l'un et la guérison de l'autre, sans qu'il soit humainement possible de déterminer la raison de cette différence. Ce qui échappe dans l'expérimentation médicale est de même nature que ce qui échappe en métaphysique, et ce qu'on appelle éléments, forces, principes, ne répond pas à ce titre; mots inexacts, et rien de plus ! Des éléments ?
D'où vient, alors, qu'ayant tous les éléments du sang humain, on n'en puisse distiller une goutte ? ... D'où vient qu'il soit permis de mélanger indéfiniment de l'acide nitrique, du graphite, de l'eau, etc., sans obtenir de la chair avec cette composition ? ... D'où vient qu'on puisse manier les phosphates de magnésie, de chaux et de soude en les combinant avec le reste des éléments laissés par la décomposition de toutes les parties du squelette sans arriver à fabrique de l'os avec ces moyens ? Qu'est-ce que des principes impuissants qui ont besoin d'autre chose que d'eux-mêmes, à ce qu'il paraît, pour produire leurs conséquences.
Bien évidemment, les esprits fins et forts esquisseront un sourire condescendant: en 1862, la chaîne d'ADN n'avait pas été découverte (car là se tiennent, n'est-ce pas, les éléments ultimes) et la cytologie pas inventée, et les mille éléments de la cellule vivante et son kariotype, pas seulement soupçonnés d'existence. Bien.
Je me suis néanmoins interrogé: la science sait-elle comment
fabriquer un os de squelette humain, en 2021 ? Est-elle capable de fabriquer de l'os en disposant des
éléments que cherchait Villiers en vain en 1862 ? Les pouvoirs de la génétique du XXIe siècle étant ce qu'ils sont, à n'en pas douter, la réponse est affirmative.
Eh bien non.
Ce que fait la science dans ce domaine, ce qu'elle fait de mieux et de plus actuel, consiste à prélever des cellules souches du patient pour leur faire fabriquer de l'os. Le scientifique, ne fabrique aucun os. Extrait d'un article:
Pour atteindre un tel objectif, l’équipe scientifique a utilisé une technique respectant le code génétique du patient. Le greffon développé à partir de cellules adipeuses prélevées par liposuccion, est réinjecté dans les cellules osseuses défaillantes. En cause, l’avantage significatif des cellules adipeuses qui suivent différentes connexions et différents lainages. Contrairement aux simples cellules, celles-ci acceptent différents types de cellules matures et en créent d’autres saines à partir de la séquence reçue.
Pour l’étude, l’expérience a d’abord consisté à injecter dans les joues de 11 patients, le greffon semi-liquide pour fusionner avec l’os existant et venir combler le vide laissé dans la maxillaire dégénérescente. Grâce au respect de la matrice, codage squelettique et génétique du patient, le corps assimile directement le nouvel élément osseux de manière fonctionnelle et structurelle, évitant ainsi les rejets et les infections.
[
www.infohightech.com]
(cet article est daté de janvier 2017)
Autre technique, qui, elle, consiste à implanter une prothèse, très judicieusement conçue pour que vienne se greffer sur elle un processus de régénération qui, une fois abouti, verra la prothèse "fondre" dans le corps du patient et être remplacée par l'os que l'organisme du patient aura, en s'appuyant sur cette prothèse, reconstitué:
Une structure quasi identique à l'os
Les chercheurs de l'Ecole polytechnique de Lausanne et du CHU vaudois ont élaboré une structure capable de remplacer provisoirement la fonction de l'os et de servir de support à la régénération osseuse naturelle. Cet os artificiel se présente sous la forme d'un cylindre blanc extrêmement léger renflé à une extrémité tout comme l'os. Sa périphérie est dense pour qu'il puisse supporter des poids importants et sa structure interne est poreuse.
Le matériau est révolutionnaire, constitué d'un mélange de particules de céramique et d'une matrice polymère poreuse. Ce mélange lui confère une rigidité et une capacité de résorption par le corps humain. Comment obtenir ce composite ?
Chauffage du mélange céramique polymère dans un moule placé dans une enceinte remplie de gaz carbonique.
[
www.linternaute.com]
On le voit, les immenses connaissances accumulées par la biologie depuis 1862, science à laquelle rien n'échappe des processus les plus intimes du vivant, est restée
tout aussi parfaitement incapable de créer de la matière vivante qu'en 1862. Elle ne peut, à l'aide de sa connaissance des
éléments du vivant, que susciter le vivant à agir pour se prolonger dans des organes dont lui seul détient le schéma d'organisation.
Qu'est-ce que des principes impuissants qui ont besoin d'autre chose que d'eux-mêmes, à ce qu'il paraît, pour produire leurs conséquences ?
L'interrogation de Villiers de l'Isle-Adam, on le voit, demeure sans réponse, n'a pas bronché d'un millimètre en 160 ans de progrès scientifiques fulgurants.