Sartre l'a bien dit : Barnabooth cherche Dieu ! tout du moins de temps en temps ; ce n'est pas une mince affaire, surtout quand on est si fortuné et sensible, et dans ces conditions rien n'est moins garanti qu'un nirvana étale et ininterrompu...
Mais convenez que ce jeune homme charmant
adore aussi son luxe, sa liberté, sa disponibilité, caresse, cajole, hume ses beaux objets plus souvent qu'à son tour (quitte, dans une crise, à tout envoyer valdinguer dans l'Arno), et que ce plaisir quasi cénésthésique éprouvé dans et par le somptuaire confine en soi à une sorte d'expérience mystique.
Capitalistique.
(Il y aurait de quoi donner des cauchemars à un Douguine, cela étant dit, mais je tiens que Barnabooth est infiniment supérieur, intellectuellement et d'ailleurs de toutes les façons, au premier...)
Evidemment c'est une autre époque... Morte en enterrée ? je ne sais pas, pas si sûr... En théorie, en principe, pourvu qu'il y ait encore de jeunes gens à la tête, l'esprit bien faits, après tout, suffisamment singuliers et individualisés, de la richesse bien dématérialisée (là, nous sommes en plein dedans), de beaux objets, et un monde encore à parcourir, et que tout cela se rencontre, le coup serait rejouable...
« J'ai cependant fait de nombreux achats dans les boutiques florentines. Des chemises, des cannes, des articles de voyage, des objets de cuir, de la papeterie de luxe. Tout cela est étalé sur les tables et les fauteuils de mes deux salons. (J'ai, au Carlton, une suite de dix fenêtres sur l'Arno, salle à manger, fumoir, salle de bains aussi grande que la chambre à coucher ; on a doublé le personnel, à mon étage.)
Passé l'après-midi et la soirée à défaire ces paquets, me ruant, ciseaux en mains, sur les ficelles, dispersant les papiers à la volée sur les tapis, m'enivrant de l*odeur de neuf de toutes ces choses bien faites, les embrassant parfois, et dansant de joie dans l'appartement encombré. Je crois que jamais je ne me lasserai d'acheter des objets de luxe, — c'est chez moi fort comme une vocation. Je me rappelle l'accueil que je faisais à mes jouets, à ces grandes caisses peintes en bleu, toutes pleines des dernières nouveautés de Paris et de Nuremberg, qui m'arrivaient vers le milieu de l'été, en décembre, là-bas, chez nous. Ces jouets que mon père faisait venir pour moi d'un autre hémisphère, où Noël se fêtait sous la neige. Je n'ai pas changé.
Dans quelques jours je distribuerai tout cela au personnel de l'hôtel, puisque je n'ai plus de maisons où entasser mes emplettes et puisque je me suis interdit de porter avec moi en voyage autre chose que la petite malle dalmate en bois recouvert de linoléum et de cuivre rouge, où sont classés par pays et par valeurs, les petits cahiers de papier monnaie que ma banque de Londres m'envoie chaque mois.
Les valets si distingués et les jolies servantes suisses du Carlton sauront-ils apprécier mes cadeaux ? Je me demande ce qu'ils disent d'un homme qui voyage sans suite et sans bagage, et qui loue tout le premier étage d'un hôtel ?...
Voici que le soir tombe. J'ai déjà vu tomber ce soir-là quelque part, ou un soir qui lui ressemblait beaucoup ; était-ce à Prague ou à Eupatoria ?
On prépare un bain pour moi. Le bruit de l'eau chaude tombant dans la baignoire, la vapeur qui se répand font toujours passer en moi des images voluptueuses.
J'ai pris mon bain, et j'achève de dîner. Les plats étaient beaux à voir, avec leurs hautes cuirasses d'argent. Je suis content du maître d'hôtel.
Je ne sortirai pas, ce soir. Dehors, les réverbères sont déjà allumés. Je reconnais cette clarté du gaz italien dans la limpidité de la nuit italienne. Rien ne change, et la veillesse du monde grandit sur moi. »