« Je donnerais tous les Picasso du monde pour un seul Balthus.
Eh bé! En tous cas, vous voilà hors d'eau dans ces parages, pour un bout de temps...
-
L'attrait de Balthus est un mystère total pour moi (nonobstant Bonnefoy). Ces petits culottes baignées dans une lumière d'Eglise... Pour mon information: comment faut-il comprendre, chère Aline, chez ce chantre du métier, de l'ancienne manière et de la lenteur d'exécution, ces anatomies bâclées, laides et raides comme le dos ou les fesses du personnage à l'arrière plan de ce tableau? »
Cher JF,
Le mystère total pour moi c’est que l’on puisse réduire Balthus à une scabreuse histoire de petite culottes. Et si Bonnefoy n’est pas parvenu à vous convaincre, je doute d’y arriver... Mais il ne sera pas dit que je ne répondrai pas à votre question sur le trouble personnage de l’arrière-plan dont la facture et sans doute une des plus déstabilisantes de l’œuvre balthusienne pour le spectateur. Encore que l’inquiétant personnage à tête triangulaire qui tire les rideaux dans « La chambre » n’intrigue pas moins. Cependant, ce dernier semble plus facilement intégré pour peu que l’œil prenne son temps, s’acclimate et tente de pénétrer la logique formelle de l’artiste.
Mais je ne peux vous répondre sans revenir sur une affirmation que j’ai faite sur ce forum il y a quelques mois selon laquelle la peinture ne parle jamais que de peinture. Et j’ajouterai que chaque peinture sécrète ses lois propres, qui s’appliquent à elle seule et pas à une autre et que le peintre est bien obligé de suivre. Et aussi que la peinture, plus que de littérature est une affaire de « sens ». Voilà ce que l’on comprend si bien en Belgique, aux Pays-Bas, en Allemagne (voyez le succès du mouvement Cobra dans les régions nordiques). Mais pas en France, pays de Descartes !
Ils ont raison, Valentin et Corto : une image n’est qu’un référent qui ne dit RIEN, absolument RIEN de la peinture. Le grain, la « peau » de la peinture, la matière, sublime ici, riche, nourrie, accidentée, fourmillante presque toujours, fondante dans ses glacis transparents parfois, ne peuvent être séparés de la figuration particulière de l’artiste. Comme les mots façonnent la langue et donc la pensée, la matière picturale, son traitement déterminent la forme, le type de spatialité, la monumentalité particulière dans ce cas-ci. En tous cas, ils sont interdépendants.
Vous admettez probablement l’héritage revendiqué par Balthus de ses racines latines (entre autres P. Della Francesca, Giotto, desquels il tient son hiératisme, sa grâce majestueuse) et classiques (Poussin et sa quête d’harmonie et de beauté universelles, son ordonnancement spatial aussi). Mais Balthus, est un homme du XXe siècle, qui a digéré toute l’histoire de l’art occidental. Et son espace pictural, bien qu’unique, est un espace pictural du XXe siècle. Dans le même temps que la perspective traditionnelle se voyait révoquée, la matière, longtemps subordonnée au dessin fondait son propre langage. L’une des clés de l’aspect raide et inachevé de votre personnage réside là. Une autre raison serait que Balthus n’est pas un peintre naturaliste. Ni réaliste. Et que, si la jeune fille alanguie est très peu là, le rustre personnage qui « tisonne » ardemment à l’arrière-plan l’est encore moins. Mais il y aurait ici matière à développement et je suis sûre que d’autres s’y sont appliqués.
J’ai aussi avancé un jour ici même que le peintre avait de tous temps été obligé de hiérarchiser les moyens picturaux. Et que toujours, il a fallu faire des concessions, privilégier une composante plastique au profit d’autres. Ici, la monumentalité formelle, (pour ne pas parler de « stylisation ») la géométrisation spatiale (pour ne pas dire la schématisation), le parti pris de réduction de la profondeur interdisent tout bonnement un traitement plus élaboré, un éventuel modelé de ce personnage-là. C’est une question de cohérence interne. Cela n’apporterait rien en lisibilité, au contraire, cela ruinerait la subtile alchimie de cette inventivité plastique.
Mais il faut, par-dessus tout, laisser opérer la magie…Car, tenter de démonter une mécanique , c'est un peu tristounet face à la profonde séduction d'un telle oeuvre.