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Yamina Benguigui ou la vision victimaire de l'histoire du 9-3

Envoyé par Michel Le Floch 
Il y a à peu près deux semaines, Canal plus nous a littéralement bassinés avec le documentaire, bien dans l'air du temps, de Yamina Benguigui sur l'histoire de la Seine-Saint-Denis. Trois historiens lui ont répondu. Excellemment.

Le «9-3» de Yamina Benguigui : un usage falsifié de l’histoire

Des historiens — Emmanuel Bellanger (CNRS-Paris I), Alain Faure (Paris X), Annie Fourcaut (Paris-I) et Natacha Lillo (Paris-VII) — dénoncent une vision mythique de l’histoire de la banlieue dans le film deYamina Benguigui, 9-3, Mémoire d'un territoire,salué par la presse comme une œuvre salutaire sur la Seine-Saint-Denis.

9-3, Mémoire d'un territoire, le film de Yamina Benguigui a bénéficié d'une couverture médiatique exceptionnelle. Présenté comme le documentaire historique que la Seine-Saint-Denis attendait, il a été célébré par toute la presse comme une œuvre salutaire. La Seine-Saint-Denis — qui n'existe que depuis 1964 —, n'aurait été qu'une terre de misère et de désenchantement, une terre toujours «sacrifiée», «abandonnée», aujourd'hui «sans issue».

L'orchestration musicale et les images en boucle des émeutes de 2005 donnent au film un ton mélodramatique qui offre une vision du passé reconstruite de façon partisane. Alors que ce film prétend rendre hommage aux femmes et aux hommes qui y ont vécu et y vivent, il les enferme dans les pires poncifs sur la peur des faubourgs. Depuis la monarchie de Juillet, l'exclusion frapperait ce territoire ! Qu'on permette à des historiens, censurés par l'auteure lorsque leur témoignage n'allait pas dans le sens voulu, de redresser un certain nombre d'erreurs, voire d'énormités historiques, contenues dans ce film.

Non, les usines et les ateliers n'ont jamais été expulsés de Paris. Pour cette simple raison d'abord qu'il n'existait pas au 19e siècle de réglementation générale qui aurait pu fonder un tel transfert. Les patrons qui sont partis aux marges de l'agglomération pour installer des établissements fonctionnant à l'aide d'une main d'œuvre déqualifiée et sacrifiée l'ont fait volontairement, et surtout ce mouvement n'a pas été présenté par l'historien interrogé comme le moteur de tout le développement industriel. C'est l'habileté du montage qui lui fait dire cela.

Les usines ne sont pas parties de Paris pour cette simple raison aussi qu'elles y sont restées. La capitale demeure, jusqu'au milieu du XXe siècle, une grande ville industrielle, avec, entre autres, de grandes unités de production, tout aussi polluantes que celles de Saint-Denis. N'importe quel Parisien ou Parisienne âgé et né dans un arrondissement à deux chiffres — sauf le XVIe et le XVIIe, et encore ! — vous dira que son enfance a baigné dans les fumées et les odeurs industrielles. Un exemple entre cent : jusqu'à l'exposition de 1937, une grande gare à charbons subsiste, quai d'Orsay, quasiment au pied de la tour Eiffel, pour l'approvisionnement des usines installées dans le XVe arrondissement. En 1906, la capitale compte 550 000 emplois dans l'industrie, la banlieue, en son ensemble, à peine 190 000.

En effet, les communes industrielles du futur 93 eurent de nombreuses sœurs en banlieue proche, et notamment à l'ouest. La ligne des Moulineaux — le tramway T2 aujourd'hui — a été prolongée jusqu'à Puteaux dans les années 1870 pour amener le charbon aux nombreuses usines installées dans les parages. L'histoire détaillée des beaux quartiers de Paris est aussi pleine de surprises : les propriétaires de la plaine Monceau ont eu à subir la présence d'une usine à gaz installée boulevard de Courcelles jusqu'en 1891 ; sur l'emplacement actuel de la maison de la Radio, l'usine à gaz de Passy, elle, fonctionna jusqu'en 1926. Les Ternes, dans le XVIIe, furent longtemps un quartier spécialisé dans la carrosserie et la construction des voitures à chevaux : l'industrie automobile s'est développée dans la banlieue ouest en continuité géographique avec cette industrie parisienne. Bref, le rôle des vents dominants, qui expliquerait ce soi disant monopole de l'est ou du nord-est pour l'industrie émettrice de fumée, est une idée fausse : pourquoi aurait-on cherché à préserver une zone d'un fléau qu'elle subissait déjà ?

Mais à qui veut-on faire croire que la misère ouvrière et l'exploitation des migrants ont été l'apanage de ces communes ? Les Bretons par exemple étaient nombreux à Saint-Denis, mais ils étaient plus nombreux encore à trimer dans les usines et les chantiers de Paris. Et les domestiques, ces demi esclaves au service des ménages parisiens ? Les raisons de l'installation dans le futur 93 de nombreuses vagues d'immigration tant européennes qu'africaines sont à peine évoquées : on passe de la présence espagnole, dès la Première Guerre mondiale, à l'arrivée des rapatriés d'Algérie et des Antillais, sans jamais évoquer les Italiens, installés depuis la fin du XIXe siècle et longtemps majoritaires, l'arrivée des premiers Kabyles dans l'entre-deux-guerres et l'immigration portugaise des années 1960.

Tous ces hommes et ces femmes n'ont pas été «relégués» en banlieue ; ils ont choisi d'y venir car ils savaient qu'ils y trouveraient un emploi qui, bien que souvent très dur, leur permettrait d'accéder à un niveau de vie nettement supérieur à ce qui les attendait dans leur pays.

Dans un espace marqué avant tout par une forte solidarité ouvrière, les mariages mixtes sont présentés à tort comme marginaux, et cela pour mieux étayer la thèse de la «ghettoïsation». Rappelons que les filles et fils d'Espagnols et d'Italiens de la banlieue nord-est ont épousé à plus de 75 % des «Français de souche». Les unions entre enfants d'Algériens, de Marocains ou d'Antillais et de «Français blancs» sont également très fréquentes.

Le film caricature à l'excès l'histoire du logement social. Les architectes et urbanistes ne seraient que d'avides bâtisseurs sous influence, si ce n'est corrompus. La construction des grands ensembles, dans le 93 comme partout ailleurs, répond d'abord à la volonté de sortir les familles françaises des taudis où elles croupissent, de résoudre, au plus vite, avec les moyens de la France ruinée de l'après guerre, la terrible crise du logement. Les «logements Million», vilipendés dans le film, sont le produit du contexte des années 1950, que le film ignore. Les logements neufs et confortables, construits par les Offices HLM dans les années 1960, constituèrent un progrès immense pour ceux qui y accédèrent. A partir de la création du département en 1964, l'État et les collectivités locales ont poursuivi une politique continue d'équipement : du logement social digne, deux universités, des services publics pionniers, le premier tramway francilien...

La Seine-Saint-Denis résidentielle et coquette de l'ancienne Seine-et-Oise n'a pas droit de cité. Le film n'accorde non plus aucune place à une banlieue populaire, choisie et aimée, celle des promenades du dimanche et surtout celle des lotissements. Acheter un terrain pour avoir un jour une maison à soi, ce fut le rêve réalisé de foules d'employés, de petits commerçants et d'ouvriers pour qui cette banlieue encore verte apparaissait infiniment désirable. Où est ici l'exclusion?

Aussi contestable est la marginalisation de la banlieue rouge, du socialisme et du communisme municipal. La dimension collective et intégratrice de l'engagement militant dans les partis, les syndicats, les associations, est sciemment minorée. Les temps forts (le Front populaire, mai 1968...) et les lieux de sociabilité festive (les processions religieuses, la fête de l'Huma au parc de La Courneuve, les fêtes de quartiers...) sont écartés, car ils contrarient la vision misérabiliste du documentaire. Alors que les élus locaux communistes ont joué un rôle déterminant dans la cohésion sociale du 93, aucun n'est interrogé.

Ce film invente le passé du 93 ou n'en veut retenir que le plus sombre, pour faire de ce département un territoire martyrisé depuis deux siècles. Œuvre de mauvaise fiction, il verse dans le plus classique misérabilisme en usage à propos des banlieues. Mais à quoi sert de tordre ainsi l'histoire d'un département dont la crise actuelle, elle, est bien réelle?


Emmanuel Bellanger est chargé de recherche CNRS, CHS Université Paris 1

Alain Faure est chercheur IDHE à l'Université de Paris X-Nanterre

Annie Fourcaut est professeur d'histoire contemporaine, directrice du CHS, Université Paris 1

Natacha Lillo est maître de conférences ICT Université Paris 7
Utilisateur anonyme
27 octobre 2008, 10:42   Re : Yamina Benguigui ou la vision victimaire de l'histoire du 9-3
"Mais à quoi sert de tordre ainsi l'histoire...?"

En y réfléchissant un peu, on pourrait peut-être avoir une petite idée, mais bon.
Texte salutaire, bravo.
(J'ai l'impression que, depuis quelque temps, les historiens rechignent de plus en plus à se laisser embrigader dans la reconstruction/criminalisation de l'histoire de France; le début d'une prise de conscience?)
Utilisateur anonyme
27 octobre 2008, 10:45   Historiens
J'ai moi aussi cette impression, Monsieur Ottavi, j'espère que ce n'est pas qu'une impression…
Cela ne m'a pas paru si mauvais et m'a semblé nettement moins victimaire que d'habitude. Figurez-vous qu'il n'a pas été question de racisme, comme source des maux, ce qui n'est pas si mal aujourd'hui.
Cher M. Petit-Détour, pourriez-vous nous dire où vous avez trouvé ce texte, s'il vous plaît ?
Médiapart, le machin fondé par notre Edoui !
Utilisateur anonyme
27 octobre 2008, 11:24   Re : Yamina Benguigui ou la vision victimaire de l'histoire du 9-3
Médiapart, le machin fondé par notre Edoui !

S'ils continuent sur cette lancée, je crois que je vais finir par m'abonner !
C'est un ami, abonné au site du camarade Plenel, qui me l'a envoyé ce matin, cher Francmoineau. Il me semble que ce texte a été publié par Médiapart dans le cadre d'une sorte de droit de réponse : le site avait en effet assuré la promotion du film de l'agitée d'la discrimination.
Marcel : qu'a pensé l'habitant du 9-3 que vous êtes de la réponse historienne ?
Merci, cher M. Petit-Détour. Vous faites bien d'y ajouter quelques précisions omises par Marcel, car j'allais presque, comme Alexis, m'abonner...
Houlala, ne vous abonnez pas trop vite !

Ces historiens rappellent fort clairement quelques évidences et y ajoutent des faits peu connus, c'est intéressant (mais je n'ai pas vu le film de Benguigui).
Utilisateur anonyme
27 octobre 2008, 13:18   Re : Yamina Benguigui ou la vision victimaire de l'histoire du 9-3
Il me semble que ce texte a été publié par Médiapart dans le cadre d'une sorte de droit de réponse : le site avait en effet assuré la promotion du film de l'agitée d'la discrimination.

M. Petit Détour se trompe sur ce point : il ne s'agit pas d'un droit de réponse (l'article est publié dans le cadre de la rubrique : Les invités de Mediapart) et il n'y a pas eu de promotion de ce film sur le site. Je signale que l'on peut entendre les trois historiens s'exprimer ici sur cette affaire (c'est à partir de la dix-huitième minute).
Bel effort de Yasmina Benguigui pour banaliser la situation des immigrés et la rapprocher des prolétaires français, manière de dire, les Français non plus n'ont pas été bien traités. On aimerait que ces historiens critiquent tout aussi nettement les interprétations habituelles de la situation du 9-3 par l'exclusive discrimination raciale, survivance du colonialisme. (J'ai regardé le documentaire).
Ouais, et si on parlait de Seine-Saint-Denis, et non de "neuf-trois", pour commencer ?
Utilisateur anonyme
27 octobre 2008, 15:27   Re : Yamina Benguigui ou la vision victimaire de l'histoire du 9-3
La Seine-Saint-Denis ? Ouais, c'est lui qui en parle le mieux... :



Utilisateur anonyme
27 octobre 2008, 16:33   Re : Vers dionysiens
"Si on va à la poste, j't'enseignerai la patience"

Certes, ce n'est pas de la grande poésie, mais c'est douloureusement vrai...
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