Les deux derniers auteurs que vous citez, cher Jean-Marc, formulent dans des termes inutilement savants une ancienne question, qu'exposent les grammairiens philosophes du XVIIIe siècle, dont César Du Marsais, et à laquelle se réfère implicitement Renaud Camus, quand il limite les "figures" au "style".
Du Marsais, citant Boileau, écrit (Des tropes, 1730) : "il se fait plus de figures en un seul jour de marché à la halle, qu'il ne s'en fait en plusieurs jours d'assemblées académiques". C'était au XVIIIe siècle une autre façon de se demander quel est l'état "normal" (ou le degré zéro) du discours : le discours sans marques ou sans figures ou le discours où fourmillent les marques ou les figures. Du Marsais pense que la langue commune, dans les usages ordinaires, n'est qu'une succession de figures : "bien loin que les figures s'éloignent du langage ordinaire des hommes, ce serait au contraire les façons de parler sans figures qui s'en éloigneraient, s'il était possible de faire un discours où il n'y eût que des expressions non figurées".
Dans une certaine mesure, l'idéal du degré zéro de l'écriture (Barthes, 1953), qui se réalise, entre autres récits, dans "L'Etranger", reformule dans des termes différents cette vieille question (en finir avec les marques de style qui signalent la littérature comme Littérature). Bien entendu, l'expression que donnent à cette question ces messieurs de la stylistique est sottement provocatrice : ou "l’anacoluthe marque un fait de niveau de langage populaire" ou "elle n’est qu’un fantôme provoqué par la scolarité officielle, qui hante les bords avancés de la création littéraire» (ces messieurs ne sont pas très regardants sur le choix de leurs propres figures : s'ils étaient écrivains, je ne gouterais pas de leur brouet).
Il y a donc deux façons d'aborder la rhétorique "moderne", id est la rhétorique des figures, qui se développe à partir du XVIIIe siècle : ou bien tenir les figures pour des marques de littérature ou de style (les ornements du discours, ce qui donne au discours du prix, le résultat de choix conscients, la recherche d'effets voulus, l'expression volontaire d'une morale ou d'une esthétique); ou bien tenir les figures pour le "naturel" du discours, ce qui vient spontanément à la bouche ou sous la plume des sujets parlants, sans qu'ils y pensent, la marque d'une inventivité native des langues ou des peuples. Les corpus, qu'ils soient "littéraires" (les oeuvres des grands écrivains) ou communs (discours ordinaires enregistrés), attestent la validité de l'une et l'autre analyses. L'intérêt de la question est, selon moi, ailleurs : les figures les plus hautes, que l'on pourrait croire spécifiques du haut langage, se rencontrent dans les formes les plus communes de discours et si nous sommes en mesure de comprendre et d'apprécier à leur juste valeur les figures du haut langage, c'est aussi parce que nous les avons rencontrées ou nous en avons usé (parfois sans avoir conscience) dans le discours ordinaire, ce qui prouve que la langue offre des ressources innombrables et quasiment illimitées (Chomsky parlait, à ce sujet et à juste titre, de la "créativité" de la langue), raison de plus, s'il en était besoin (mais les "modernes" ont oublié ce devoir), d'en prendre soin, de la défendre, de l'enseigner (surtout dans ses expressions les plus hautes).