Le site du parti de l'In-nocence

à Marcel Meyer

Envoyé par Henri Rebeyrol 
03 novembre 2008, 15:32   à Marcel Meyer
Cher ami,
Vous m'avez demandé dans un fil ancien consacré à la syntaxe mon avis sur la construction que vous avez jugée incorrecte "afin de vous répondre rapidement, préparez les documents nécessaires". Je vous en fais part avec retard. Je partage votre analyse, qui n'est pas seulement assise sur votre (ou notre) intuition linguistique, mais aussi sur un savoir faire grammatical qui nous a été enseigné il y a x années (cinquante ans au moins ?) en CM1 ou en CM2. Comme le montre Renaud Camus dans Répertoire et dans Syntaxe, la syntaxe est affaire de formes, et les formes tiennent des conventions, des contrats, des lois, de la parole donnée, de la courtoisie, de la civilisation.

La seule objection que l'on puisse opposer au jugement "d'incorrection" porté sur des constructions de ce type est la "rhétorique" - non pas celle de l'argumentation, ni celle des tropes (ou changements de sens), mais celle des figures, lesquelles, comme leur nom figures l'indique, se rapportent, non pas aux formes (ou au squelette ou à la construction), mais aux apparences ou à l'apparence. Les grammairiens ou les rhéteurs, comme on disait jadis, sont très habiles pour justifier par une figure une construction dont l'apparence ou la manifestation s'écarte du patron enseigné.
Dans cet exemple, en effet, la rupture de construction (les deux verbes n'ont pas le même sujet, comme l'exige la norme enseignée) peut être tenue pour une anacoluthe. Ce à quoi vous pouvez objecter que le recours à l'anacoluthe permet de décrire un fait de langue, mais qu'il n'est en rien une prescription.
Pourtant, c'est la raison pour laquelle, personnellement, je n'aurais pas épinglé cette infraction à la syntaxe : non par laxisme, ni par relativisme, ni parce que le "discours public" - surtout dans les affiches ou les annonces - abuse de l'anacoluthe (on dit que c'est pour faire plus court), mais parce que je juge (à tort sans doute) que des fissures plus larges menacent l'édifice syntaxique, déjà gravement lézardé.
03 novembre 2008, 16:20   Re : à Marcel Meyer
Merci, cher JGL pour votre avis comme toujours clair, précis, charpenté et savant.

Vous avez probablement raison de penser que que des fissures plus larges menacent notre édifice syntaxique et qu'il est déjà gravement lézardé. Cependant, sans exclure tout à fait certaines simplifications aux marges, notamment en matière d'orthographe, je reste attaché à la préservation de l'ensemble de l'édifice parce que, pour reprendre une image récemment utilisée ici, c'est au moment où l'on cesse de remplacer les carreaux cassés que la maison commence à se dégrader irrémédiablement. En réalité, je crois qu'il ne sert à rien de faire des concessions parce qu'elles n'ont aucune chance d'arrêter le processus. Alors autant nous faire plaisir.
03 novembre 2008, 16:31   Concessions
Non seulement elles n'arrêteront pas le processus, mais elles le hâteront.
03 novembre 2008, 17:46   Fissures et lézardes
Bien cher JGL,


Une fois encore, je vous remercie pour vos avis pertinents. Je persiste cependant à considérer qu'il n'y pas là fissure, mais quelque chose d'inhabituel certes, mais tout de même correct.

C'est, assez typiquement, un cas limite, pour lequel on peut s'affronter des heures, et trouver, de part et d'autre, des arguments. Je crois d'ailleurs que Grevisse admet ce type de construction (détrompez-moi si je suis dans l'erreur).

N'étant pas grammairien, je me suis donné une règle, qui est somme toute assez simple :

- la forme qui m'est présentée ne m'est pas habituelle ;

- je véfirie alors dans un ouvrage spécialisé si elle est licite ou non ;

- si elle l'est, j'ai appris quelque chose. Si elle ne l'est pas, je regarde si des auteurs réputés l'ont utilisée avec une fréquence suffisante. SI tel est le cas, je n'approuve pas, mais je ne condamne pas non plus, et j'admets.


Un exemple remarquable de cela est le fameux "Par contre", dont je ne me sers pas. Celà étant, les si nombreux exemples de "Par contre" littéraires me dissuadent de faire toute remarque à qui l'utilisera.
Utilisateur anonyme
03 novembre 2008, 19:08   La langue à Ludo
Je ne vais pas ouvrir un fil pour ça, mais je l'ai trouvé jolie jolie, la formule de Ludovic Piedtenu, sur France-Culture, à six heures et demie, ce soir :

« (…) ouvrir la boîte à Pandore (…) »
03 novembre 2008, 19:38   Re : à Marcel Meyer
Je suis pour ma part stupéfié par l'insistance de M. jmarc à soutenir que cette formule est correcte. Je la juge pour ma part gravement incorrecte, et suis très étonné, même, d'avoir à en juger, tant il me semble évident qu'elle l'est : on ne change pas de sujet en cours de route. JGL invoque l'anacoluthe. Mais l'anacoluthe est une figure de style, qui implique un désir de style, une volonté délibérée. On ne peut pas ne pas tenir compte ici du critère d'intention. Or l'intention, l'intention de style, l'intention d'effet (« Le nez de Cléopâtre, etc. »), il est manifeste qu'ici il n'y en aucune. Les auteurs de cette phrase n'ont pas voulu produire un effet littéraire quelconque, pas même une frappante formule publicitaire. S'ils l'avaient voulu, ils auraient totalement échoué dans leur dessein, mais on voit clairement qu'ils ne l'ont pas voulu. Ils n'ont commis, involontairement, qu'une grosse, lourde, bête, vulgaire et incontestable faute, du genre de celles qui ébranlent tout l'édifice logique.
03 novembre 2008, 20:13   Anacoluthe à mort
Une anacoluthe est une rupture syntaxique. Elle peut donc être, et est souvent, une figure de style, si elle est voulue, réfléchie, mais elle peut tout aussi bien être un simple vice de construction de la phrase, il me semble. Il s'agit bien, alors, d'une incorrection pure et simple, comme dans le cas faisant l'objet de ce fil, laquelle n'en reste pas moins anacoluthe.
03 novembre 2008, 20:49   Persistance
Bien cher Maître,


Tout comme vous, il ne me viendrait pas à l'esprit de prononcer une telle phrase. Comme d'habitude, je m'exprime de façon peu claire.

Je voulais dire que la rupture brusque de construction, même si elle nous heurte, n'est pas interdite dans notre langue et ce même sans effet stylistique. Cela dépend de ce qu'on met dans le mot "correct". "Correct", au sens de "correspondant à un style habituellement rencontré", à l'évidence non. "Correct", au sens de "ne viole gravement aucune règle communément admise", alors peut-être.

Vous avez, c'est sûr, raison sur le fond, et il faut s'abstenir d'écrire cela. Mais, de mon point de vue, et je rejoins JGL, de là à épingler cette construction, il y a un pas que je ne sauterai pas !
03 novembre 2008, 22:00   De l'anacoluthe
Voici quelques éléments tirés de publications grammairiennes, que je vous adresse avec quelques coupes.

Dans La pensée et la langue (Paris : Masson, 1953), Ferdinand Brunot rappelle qu’ « autrefois on pouvait joindre sans difficulté deux compléments d’objet de nature grammaticale différente, ce dont l’époque classique fournit de nombreux exemples »
...
C’est surtout, dit encore Brunot, par des grammairiens de second ordre que ces constructions ont été attaquées. Mais Bouhours, dans un long article contre Andry de Boisregard, a justifié la pratique de cette liberté (Remarques nouvelles sur la langue française.- Paris : Marbre-Cramoisy, 1675, pp.171-174). De toute évidence, comme le fait encore remarquer Brunot, malgré « l’étroitesse de certaines règles inspirées d’une passion excessive pour la symétrie » (p.360), les écrivains ne se sont pas privés de cette liberté. Il n’en demeure pas moins que, à l’exception de Maurice Grevisse, dans Le bon usage (Gembloux : Duculot, 1975, 10e édition), la plupart des grammairiens normatifs récusent cette figure.
...
(C)e procédé a cours dans toutes les langues. En 1870, dans son Dictionnaire national ou Dictionnaire universel de la langue française, Louis-Nicolas Bescherelle déclare : «L’Académie prétend que le mot ne s’emploie guère qu’en parlant de phrases grecques ou latines. Le fait est que ce mot est peu usité, mais celui qui voudra s’en servir l’appliquera à toutes les langues, car toutes les langues doivent présenter des exemples de cette sorte d’ellipse, la plus commune de toutes peut être à coup sûr une des plus naturelles» (Paris : Garnier, t. I). Toutefois, à peu près à la même époque, en 1876, en Angleterre, l’ouvrage bien connu de Sweet, Anglo-Saxon Reader, associait l’anacoluthe à un style abrupt, incohérent et obscur.
...
Aussi bien, sur le statut ambigu de l’anacoluthe, quelle que soit la langue, Mazaleyrat et Molinié concluent, dans leur Vocabulaire de la stylistique (Paris : P.U.F., 1989) : «1) ou l’anacoluthe existe bien comme figure micro-structurale, et elle marque un fait de niveau de langage populaire ; 2) ou l’anacoluthe n’est qu’un fantôme provoqué par la scolarité officielle, qui hante, très macrostructurellement, les bords avancés de la création littéraire» (p. 15).
04 novembre 2008, 08:51   Re : Anacoluthe à mort
» Une anacoluthe est une rupture syntaxique. Elle peut donc être, et est souvent, une figure de style, si elle est voulue, réfléchie, mais elle peut tout aussi bien être un simple vice de construction de la phrase, il me semble. Il s'agit bien, alors, d'une incorrection pure et simple, comme dans le cas faisant l'objet de ce fil, laquelle n'en reste pas moins anacoluthe.

Oui, elle révèle surtout une impatience de l'expression. Lorsqu'elle est feinte, bien entendu, elle devient un effet de l'art. Une "figure de style", si l'on entend cette formule en un sens positif (ce qui n'est pas nécessairement le cas des linguistes).
04 novembre 2008, 09:11   Re : à Marcel Meyer
Les deux derniers auteurs que vous citez, cher Jean-Marc, formulent dans des termes inutilement savants une ancienne question, qu'exposent les grammairiens philosophes du XVIIIe siècle, dont César Du Marsais, et à laquelle se réfère implicitement Renaud Camus, quand il limite les "figures" au "style".
Du Marsais, citant Boileau, écrit (Des tropes, 1730) : "il se fait plus de figures en un seul jour de marché à la halle, qu'il ne s'en fait en plusieurs jours d'assemblées académiques". C'était au XVIIIe siècle une autre façon de se demander quel est l'état "normal" (ou le degré zéro) du discours : le discours sans marques ou sans figures ou le discours où fourmillent les marques ou les figures. Du Marsais pense que la langue commune, dans les usages ordinaires, n'est qu'une succession de figures : "bien loin que les figures s'éloignent du langage ordinaire des hommes, ce serait au contraire les façons de parler sans figures qui s'en éloigneraient, s'il était possible de faire un discours où il n'y eût que des expressions non figurées".
Dans une certaine mesure, l'idéal du degré zéro de l'écriture (Barthes, 1953), qui se réalise, entre autres récits, dans "L'Etranger", reformule dans des termes différents cette vieille question (en finir avec les marques de style qui signalent la littérature comme Littérature). Bien entendu, l'expression que donnent à cette question ces messieurs de la stylistique est sottement provocatrice : ou "l’anacoluthe marque un fait de niveau de langage populaire" ou "elle n’est qu’un fantôme provoqué par la scolarité officielle, qui hante les bords avancés de la création littéraire» (ces messieurs ne sont pas très regardants sur le choix de leurs propres figures : s'ils étaient écrivains, je ne gouterais pas de leur brouet).
Il y a donc deux façons d'aborder la rhétorique "moderne", id est la rhétorique des figures, qui se développe à partir du XVIIIe siècle : ou bien tenir les figures pour des marques de littérature ou de style (les ornements du discours, ce qui donne au discours du prix, le résultat de choix conscients, la recherche d'effets voulus, l'expression volontaire d'une morale ou d'une esthétique); ou bien tenir les figures pour le "naturel" du discours, ce qui vient spontanément à la bouche ou sous la plume des sujets parlants, sans qu'ils y pensent, la marque d'une inventivité native des langues ou des peuples. Les corpus, qu'ils soient "littéraires" (les oeuvres des grands écrivains) ou communs (discours ordinaires enregistrés), attestent la validité de l'une et l'autre analyses. L'intérêt de la question est, selon moi, ailleurs : les figures les plus hautes, que l'on pourrait croire spécifiques du haut langage, se rencontrent dans les formes les plus communes de discours et si nous sommes en mesure de comprendre et d'apprécier à leur juste valeur les figures du haut langage, c'est aussi parce que nous les avons rencontrées ou nous en avons usé (parfois sans avoir conscience) dans le discours ordinaire, ce qui prouve que la langue offre des ressources innombrables et quasiment illimitées (Chomsky parlait, à ce sujet et à juste titre, de la "créativité" de la langue), raison de plus, s'il en était besoin (mais les "modernes" ont oublié ce devoir), d'en prendre soin, de la défendre, de l'enseigner (surtout dans ses expressions les plus hautes).
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