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Les mémoires contre la mémoire

Envoyé par Gérard Rogemi 
Les mémoires contre la mémoire
Par Alain-Gérard Slama, Le Figaro, 12 novembre 2008.

Le rapport de la commission d'historiens présidée par André Kaspi, qui doit être remis en ce lendemain du 11 Novembre, s'inquiète de la prolifération des manifestations commémoratives dans notre pays. Ni bien entendu le 11 Novembre, ni le 14 Juillet, ni même le 8 Mai - dont la suppression avait été envisagée naguère par le président Giscard d'Estaing - ne sont remis en cause. Mais nombre de célébrations liées à la mémoire de groupes particuliers ont été ajoutées sous la présidence de Jacques Chirac. La liste est aussi longue que les formulations sont compliquées : Journée nationale à la mémoire des crimes racistes et antisémites de l'État français et d'hommage aux Justes, Journée nationale des mémoires de la traite de l'esclavage, Journée nationale d'hommage aux morts pour la France en Indochine et en Algérie, Journée nationale d'hommage aux harkis, etc.

Dans l'esprit de l'ancien président, qui a bâti une partie de sa carrière en s'appuyant sur les corps intermédiaires, des PME jusqu'aux agriculteurs en passant par les associations corporatives, il s'agissait sans doute de rendre justice à des revendications catégorielles considérées par lui comme comparables à toutes les autres. Il s'agissait aussi, pour ce militant de la cause de l'entente entre les civilisations, de donner des satisfactions symboliques à des minorités en mal de reconnaissance. Le malheur est que les minorités qui revendiquaient un droit de mémoire n'étaient pas des corporations comme les autres, et que le droit auquel elles aspiraient n'a pas eu pour résultat de les intégrer davantage à la nation, mais de les en dissocier.

En dépit des précautions prises par le rapport Kaspi pour ne gommer aucune célébration, sa velléité de les regrouper dans une journée collective, à l'américaine, ou de les limiter à des cérémonies locales a soulevé un tollé de la part des associations concernées. L'affaire est suffisamment sensible, elle touche assez profondément au cœur de la culture républicaine de notre pays, pour qu'on se garde à son sujet de toute ambiguïté. Il n'existe pas, hélas, en France de lois provisoires. Il est probable que l'abrogation des commémorations imprudemment accumulées depuis quelques an­nées causerait encore plus de dangers que leur maintien ne comporte d'inconvénients. Du moins peut-on espérer que leur surenchère finira par s'épuiser et qu'elles finiront par tomber en désuétude.

Il faut donc inlassablement expliquer en quoi l'invasion des mémoires représente une nuisance pour l'équilibre de notre société, en se donnant pour objectif, au moins, de la contenir. Et pour cela rappeler d'abord que la poussée des revendications mémorielles, prise en charge par le Parlement depuis la loi Gayssot de 1990, est un phénomène récent.

Ces demandes ont beau exploiter la culpabilité coloniale, elles sont loin d'être directement reliées à cette histoire. Elles procèdent du renouveau des aspirations identitaires, à base ethnique et religieuse, qui a suivi, après 1989, la chute du dernier empire. Elles se sont engouffrées par la brèche de la mondialisation, dont le choc a affaibli les États et remis en question la légitimité du système représentatif, tout en suscitant chez les citoyens une demande sans précédent de protection et de sécurité.

Il faut insister en second lieu sur ce qui distingue les associations à base volontaire des groupes que réunit une communauté d'appartenance identitaire. Partout où les intérêts identitaires sont placés en première ligne, le donné l'emporte sur le projet, la nature sur la culture et l'émotion sur la raison (1). Pour citer un témoin extérieur à la scène française, l'historien Eric Hobsbawm, qui n'est pas suspect d'intégrisme républicain, est un de ceux qui ont le plus fortement mis en garde contre les préjugés induits par toutes les formes d'identification émotionnelle à une appartenance, qu'elle soit locale, ethnique ou religieuse. Non seulement l'individu s'enferme dans un déterminisme qui l'incline à renoncer à sa liberté, mais l'histoire écrite sous cette inspiration, noire pour les Noirs, queer pour les homosexuels ou féministe pour les femmes ne peut être équitable. Or, écrit Hobsbawm dans Franc-tireur, à mesure que de nouveaux régimes se désintègrent, que d'anciennes formes politiques disparaissent et que de nouveaux États se multiplient, «la fabrication d'une nouvelle histoire au service des nouveaux régimes, États, mouvements ethniques et groupes identitaires devient une industrie mondiale».

Il est particulièrement instructif de voir cet historien de gauche rejoindre les analyses du sociologue libéral Raymond Boudon pour faire de l'activisme des minorités les plus motivées un des facteurs d'intimidation les plus efficaces des majorités silencieuses, et de l'autocensure du «politiquement correct».

À l'origine, les libéraux français, marqués par la culture des aristocrates éclairés de l'Ancien Régime, n'ont pas toujours su nettement distinguer, dans les corps intermédiaires, ceux qui associaient les libres volontés des citoyens émancipés de ceux qui restaient englués, comme figés dans le carcan de la tradition. Le fait qu'ils aient au XXe siècle transmis une partie de cet aveuglement à leurs continuateurs républicains est une des ironies de l'histoire.

(1) Voir Dominique Moïsi, «La Géopolitique de l'émotion», Flammarion.
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