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La marche à suivre (historiette réactionnaire pour passer la nuit)

Envoyé par Utilisateur anonyme 
Utilisateur anonyme
01 décembre 2008, 10:26   La marche à suivre (historiette réactionnaire pour passer la nuit)
C'était un grand linguiste, émérite sémanticien, philologue au long cours et figure de proue de la recherche langagière, au demeurant très bien noté par les journalistes.
Sa passion pour toutes les formes de métalangage l'avait poussé à analyser la structure sémantique des règles de jeux de société, recettes de cuisine, menus, définitions de mots-croisés, résumés de films, quatrièmes de couverture, règlements d'hôtels, littérature des lieux publics, formulaires administratifs, petites annonces et rien, jusqu'aux posologies pharmaceutiques, que son zèle investigateur n'eût omis d'observer pour en démonter les mécanismes fonctionnels.

Pourvu que personne ne puisse s'en revendiquer l'auteur direct, ce prodigieux savant disséquait toute trace écrite de plus de trois mots afin d'en mettre à nu l'idiosyncrasie sémantique. Sans doute pensait-il que l'étude de ces tronçons de multiples salles d'attente où l'ambitieux jeune homme avait volontairement séjourné des après-midi entières, cela dans un souci d'honnêteté intellectuelle très bien reçu chez ses aînés.

L'opuscule avait fait quelque bruit et décidé de la carrière de son auteur qui récidivait peu de temps après avec un autre ouvrage, consacré cette fois aux abréviations conventionnelles des petites annonces et plaisamment intitulé : Franç. Che. Lang. Viv., avec pour sous-titre L’Odyssée de l'abréviation.
Partant de la constatation statistique que « d'une part les abréviations occupent la chose imprimée de façon régulière et non-épiphénoménale, que d'autre part elles communiquent un message efficient puisque comportant un émetteur et un récepteur », le jeune chercheur soutenait qu'il ne manquait aux abréviations qu'un texte fondateur (il préconisait un roman épique sur la conquête spatiale) pour qu'elles s'affirmassent comme une langue vivante tout à fait adaptée aux besoins de l'époque. L'ouvrage s'achevait sur une « invitation/incitation » lancée à l'auteur qui illustrerait cette langue et ferait pour elle ce que Rabelais avait fait pour le français.

Après cet ouvrage retentissant, il ne restait au jeune chercheur qu'à exploiter la carrière et transformer la jouissance d'une certaine notoriété en indiscutable autorité du spécialiste en la matière.
Une vingtaine de publications pourvurent à la tâche et le télévisèrent au rang de savant officiel, assez humble toutefois pour n'oublier jamais les Bonnes Œuvres de la vulgarisation intelligente.
N'ayant plus rien à prouver, il s'était alors engagé dans un travail de très longue haleine, avec le mûr et fécond détachement d'un intellectuel en pleine possession de son rôle. Il avait entamé l’œuvre de sa vie, sa monumentale histoire du mode d'emploi.

D'une certaine façon, c'était revenir à ses juvéniles préoccupations mais y revenir avec la liberté légèrement équivoque d'un homme arrivé, c'est-à-dire un peu contraint à faire parler de lui. Aussi ne craignait-il plus de désigner du doigt, de prendre parti et certains modes d'emploi de purée instantanée ne sortaient pas grandis des observations du brillant linguiste. Les « Portez à ébullition », « Versez » et autres « Remuez », toutes ces « scansions impératives », n'était-ce pas comme un totalitarisme larvé, s'incrustant sournoisement dans le plus quotidien des vécus ?

Publié en bonnes feuilles dans certains journaux, le sous-chapitre touchant aux modes d'emploi des aspirateurs n'avait laissé personne indifférent et augurait bien du succès futur de l'ensemble de l’œuvre. L'essentiel de l'extrait consistait en une vibrante mise en garde. Il y était démontré à quel point un virus structurellement militariste était en train de contaminer les notices techniques de certains appareils électroménagers. Pour qu'un simple ustensile devienne une arme, il suffit d'en expliquer le fonctionnement avec le dire et l'écrire des armes, telle était la colonne vertébrale du raisonnement et on avait frémi en songeant qu'à ce rythme les ménagères de moins de cinquante ans ne tarderaient pas à démonter leurs robots multifonctions avec l'application, l'efficacité mais surtout l'état d'esprit d'un soldat nettoyant sa Kalachnikov ! N'était-ce pas là la perspective de certaines dérives ?
Lancé dans cette voie, il s'était attelé à l'étude proprement dite des modes d'emploi d'armes à feu, leurs instructions, caractéristiques techniques, schémas explicatifs, jusqu'à leurs bons de commande pré-imprimés.

Le morceau de bravoure de ce travail se jouait en une digression polémique sur les rapports qu'entretient cette forme écrite, liée qu'on le veuille ou non à la mort, avec le verbe tuer. Comment euphémisait-on ce verbe pour lui ôter toute valeur émotive, comment l'affirmait-on en le taisant et comment le taisait-on en le proférant, y avait-il lieu de parler d'un « déphasage du sens bi-polairement axé, d'une part, sur une pratique de la mort de plus en plus travestie dans nos sociétés et, d'autre part, sur l'émergence d'un désir de meurtre de plus en plus re-connu comme pulsion du devenir humain ? » Toutes ces questions, et quantité d'autres au moins aussi subtiles avaient été courageusement posées par le brillant linguiste, passé humaniste de choc.

Comme il venait de passer la journée à étudier le « non-dit suggestif du fabricant d'armes en face du « je-te-tue » pulsionnel de l'utilisateur », il lui prit la fantaisie de manipuler un vieux revolver qui avait appartenu à son beau-père, de son vivant armurier. Par quel inexplicable concours de circonstances l'arme était-elle chargée, nul n'a pu l'établir avec certitude. Ce qui, hélas, n'est que trop certain c'est que le linguiste, convaincu par erreur d'avoir enclenché le cran de sécurité, pressa sur la gâchette alors que machinalement il collait un œil au bout du canon, comme pour voir arriver la balle qui lui faisait sauter la cervelle, le plus accidentellement du monde.

Dans le coffret renfermant l'arme, les policiers remarquèrent la notice d'utilisation, soigneusement pliée en quatre.
Excellent. Que n'en publiez-vous un recueil ?
Cher Orimont, vous êtes, - je crois l'avoir déjà dit - , le Maupassant du XXIème siècle et de ce forum!
Utilisateur anonyme
01 décembre 2008, 15:25   Re : La marche à suivre (je voudrais bien la connaître)
Vous m'avez convaincu, chère Aline, je m'en vais de ce pas présenter ces contes au directeur de Gil blas, puis à celui du Gaulois et si cela ne suffit pas, je m'adresserai à L'Echo de Paris, eu égard, de la part des éditeurs contemporains, à la collection complète de refus que j'ai réunie jusqu'à présent et à laquelle l'accueil favorable que je reçois ici sert de précieuse consolation.
Cher Orimont, ma question était de pure forme. Ce texte superbe ne pouvait être que de vous.
Et les éditions Bayol, qui à leur origine étaient assez proches du parti ?

La collection existe-t-elle déjà ou ce texte est-il isolé ?
01 décembre 2008, 20:34   Revolver
Bien cher Orimont,

Connaissez-vous la particularité, très française, du revolver d'ordonnance modèle 1892 ?
Utilisateur anonyme
01 décembre 2008, 20:44   Re : Revolver
Il est à cheveux blancs ?

(je ne pourrai lire votre réponse que demain, j'vas zau boulot, à c'te heure.)
01 décembre 2008, 20:50   Lebel
Bien cher Orimont,

Ce revolver, qui fut en service dans l'armée de 1892 à 1962, malgré la concurrence des pistolets 1935 et 1950, arma plus longtemps encore la gendarmerie (on lui doit les très beaux baudriers, dit "brelages", que portaient nos gendarmes).

Sa particularité est la suivante : le barillet bascule à droite car, étant arme d'officiers et arme de cavaliers, il fallait qu'il laissât la possibilité de porter à la main droite une épée ou un sabre, et donc qu'il se rechargeât en étant tenu de la main gauche.

Observez par ailleurs que ce n'est pas l'arme que vous citez, car sa sûreté était obtenue par la demi-érection du chien.
Utilisateur anonyme
02 décembre 2008, 18:32   Re : Lebel
Lebel aujourd'hui n'est plus de saison...
A quand les Editions de l'In-nocence ?
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