Eprouvante sortie à la Comédie Française hier. On donnait
L’Illusion comique, dans une nouvelle mise en scène de Galin Stoev, et c’était la première représentation. Je n’avais pas été à la salle Richelieu depuis des décennies, depuis le lycée, en grande partie parce qu’on y avait réussi à me persuader que c’était vieillot, poussiéreux, académique en un mot. En prenant des places pour toute la famille, je souhaitais permettre à mes fils de voir, sur une scène prestigieuse, fonctionnant comme une sorte de conservatoire, une belle pièce du grand répertoire du XVIIe Siècle. Tout le monde s’était préparé en lisant ou relisant la pièce à l’avance et l’on s’habilla avec soin. Comme nous aurions aimé aimer cette soirée !
Nous nous attendions à voir le public en tenue très négligée et de fait, les gens étant habillés en blue jeans à l’image des lycéens qui formaient un tiers peut-être des spectateurs et qui étaient vêtus comme au lycée ; la surprise fut de ne pas apercevoir une seule personne habillée en tenue de soirée, sauf le personnel. Avec mon nœud papillon, je me disais que j'allais recevoir les manteaux des gens sur les bras.
Le premier choc vint du décor, visible dès l’entrée dans la salle car il n’y avait pas de rideau : en gros, la salle d’attente d’un centre médico-social dans une banlieue "sensible", en plus sombre seulement et sans la plante verte. Des cloisons géométriques, une grande vitre opaque, genre verre dépoli, des tubes fluorescents en guise de luminaires et des sièges à deux sous. Le programme que l’on vous distribue montrait aussi qu’on aurait droit à ce qu’on attendait dès lors, des acteurs habillés de nippes contemporaines quelconques, très quelconques, tout à fait assorties au décor. Nous n’avions pas envie de cela car il est difficile de faire quelque chose de plus banal, de plus attendu, de plus usé jusqu’à la corde que ce procédé-là pour une pièce classique. Et, malgré quelques belles réussites – je pense notamment à une Carmen très dépouillée donnée naguère par Peter Brook aux Bouffes du Nord avec une orchestration de chambre réalisée par Jolivet – il me semble qu’il est plus que temps de passer à autre chose, ou alors de rester ou redevenir classique. Donc, on soupire, mais enfin tant pis, on s’apprête malgré tout à ne pas bouder son plaisir car la mise en scène peut réserver de bonnes surprises, les acteurs sont certainement de grands professionnels et surtout, il y a le texte de Corneille. Hélas, trois fois hélas !
La mise en scène ? Une bonne idée (un écran tout au fond qui reflète, déformées, les têtes des personnages qui passent là), bonne parce que cohérente avec la pièce, mais pour le reste… La direction d’acteurs est constamment bizarre, les personnages ont tantôt des attitudes dilettantes (Pridamant, le père éploré qui recherche désespérément son fils, les mains dans les poches, vêtu d’un gros pull flottant, ressemble à un badaud faisant du lèche-vitrines), tantôt se lancent dans des courses hystériques sans queue ni tête, se roulent par terre (à l’occasion de quoi, la jeune femme qui joue Isabelle, l’héroïne, montre longuement et très généreusement ses cuisses, ce qui ne m’a pas paru désagréable en soi, la donzelle les ayant alléchantes, mais ne semblait pas être très cohérent avec le personnage incarné), tantôt se font des poutounes comme de braves petit-bourgeois d’aujourd’hui, y compris entre nobles et valets. Le parti adopté pour le décor et les costumes montre tout de suite ses limites lorsqu’à la Scène 2 le magicien Alcandre donne, dit le texte,
un coup de baguette magique et on tire un rideau derrière lequel sont en parade les plus beaux habits des comédiens. Ici, le père est invité à monter sur une chaise et à jeter un coup d’œil par une demi-fenêtre haute. Nous ne voyons rien du tout, ce qui fait tomber à plat la remarque du père : « Mon fils n’est point de rang à porter ces richesses / Et sa condition ne saurait endurer / Qu’avecque tant de pompe il ose se parer », d’autant qu’à l’acte V, les acteurs, qui sont censés porter ces magnifiques habits seront vêtus aussi pauvrement et banalement qu’au début. Ces acteurs sont du reste beaucoup moins nombreux que ce que prévoit le texte : le magicien par exemple, devient, sans changer de vêtement, Géronte, le père de l’héroïne ; pourquoi ? Par souci d’économie ? Si l’on ne connaît pas la pièce, comment comprendre ? La troupe de serviteurs est absente. Ainsi, lorsqu’après avoir tué son rival en duel (ici d’un coup de surin à cran d’arrêt), Clindor abandonne la partie face à la « Troupe de domestiques » prévue par Corneille en s’écriant « Hélas, je cède au nombre ! », il crie dans le vide, face à absolument personne.
Les acteurs ? Inégaux, pour dire le moins. Dès qu’elle veut parler fort, l’héroïne a une voix de crécelle qui bascule dans les aigus ; bien des répliques de presque tous les acteurs se perdent complètement dans des murmures inarticulés couverts par les quelques toux de spectateurs. La prosodie, ou métrique si l’on préfère, n’est pas respectée, bien souvent :
C’est grossir mes douleurs que de tair’ mes peines clame par exemple Isabelle.
Mais le pire est à venir. Il restera toujours, pensais-je, le texte de Corneille. Eh bien non ! Galin Stoev a opéré des coupes. Entendez-vous bien, bonnes gens ? A la Comédie Française, on taille dans le texte des classiques, parfois des scènes entières ! Ici a, entre autres, été complètement enlevée la Scène 4 de l’Acte V. C’est pour le moins cavalier en soi, mais en l’occurrence c’est parfaitement imbécile car il s’agit de l’une des scènes les plus fortes de la pièce, avec un texte magnifique (quelques heures avant la représentation, je déclamais à la petite famille les terribles vers dans lesquels Rosine montre à Clindor qui la repousse qu’il trahit doublement…), et le personnage de Clindor en est appauvri, simplifié ; quant à sa mort, qui survient immédiatement après la scène coupée, elle devient totalement incompréhensible. J’aimerais bien, par curiosité, entendre le metteur en scène justifier cette coupe-là.
En un mot comme en cent, une catastrophe. Mais, de même que nous étions biens seuls par la vêture, nous le fûmes aussi par la déception : le public applaudit d’enthousiasme. Je me demande ce qu’en écriront les critiques. Mieux vaut, beaucoup mieux vaut, se contenter de lire le texte et se le déclamer les uns aux autres en famille ou entre amis. Ou alors suivre les conseils d’une publicité aperçue sur le chemin du théâtre : vantant les mérites d’un téléphone portable permettant de capter la télévision, Orange proclame : « Laissez-vous envahir par la télévision ». Quelle époque, grands dieux, quelle époque !