Pour en rester sur le message du film, (son "fond" comme on l'a nommé ici): sa faiblesse serait de proposer une approche scindée entre pays du Nord (classés d'autorité comme "gros consommateurs/pollueurs") et pays du Sud pauvres et impuissants, et bien sûr "premières victimes" du désastre écologique en cours. Une bonne part du caractère déplaisant de l'entreprise YAB/Pinault peut s'expliquer par cette absence d'une conjugaison des solutions écologiques à celles des autres sphères de l'activité humaine. Sylvie Brunet dans le débat a insisté sur ce point: "la culpabilisation" du Nord n'apporte de remède à rien; les solutions, par exemple à la déforestation, naîtront d'une approche nouvelle qui responsabilise les populations riveraines des forêts dans leur gestion et leur entretien, et cette responsabilisation doit nécessairement s'accompagner d'une prise d'intérêt, y compris financier, de ces populations dans la gestion des forêts et des territoires. Le message du film n'abonde que dans un sens, celui de la "prise de conscience" du mal que nous faisons, etc. hors de toute articulation dynamique avec l'économie d'une part, mais aussi sans analyse historique et sociologique de la configuration dans laquelle se présente ce mal.
L'option de "rusticisation" du Nord, défendue par le responsable de l'entreprise "Commerce équitable" qui prône l'agriculture biologique pour tous, est un autre aspect déplaisant de cette mouvance de pensée et ce registre de sentiments dans lesquels baigne ce film. Ce responsable (dont je ne connais pas le nom et que je n'ai pas le temps de chercher) affirme que "le paysan doit retrouver la fierté de voir fructifier son travail par ses efforts". Ce qui dans cette déclaration sonne faux, et sonne creux et bouché comme une impasse est bien le fait que le paysan de jadis (en Europe) n'était pas un fermier, pas un agriculteur, mais bien un paysan, soit un homme né dans le "pays" et y travaillant la terre comme son père, autrement
dit dans une totale absence de choix. Il n'avait pas choisi de vivre et de travailler là davantage qu'il n'avait choisi d'y naître, tel était le paysan "fier des fruits de son labeur" autant que fier de sa terre, fier de son "pays", etc. Cette fierté s'estompe avec le choix, la mobilité, l'expression du penchant personnel, du goût, de l'ambition. L'individu libre de sa vie, de donner cours à ses ambitions n'est "fier" de ce qu'il accomplit qu'à de très rares occasions; en fait, cette "liberté" et cette "mobilité" font de lui un insatisfait chronique de ce qu'il accomplit véritablement.
Le retour à la terre de certains, le choix de l'agriculture biologique, sont le fait d'une minorité d'individus qui "goûtent" ce choix de vie. Or cette minorité-là est infime dans la population générale du pays France. Si infime qu'elle ne suffira jamais à nourrir 67 millions d'habitants. C'est très simple, c'est ainsi: la vocation paysanne (celle de l'homme qui mouille la chemise 60 heures par semaine au soleil et en plein vent pour pouvoir étiqueter son vin "biologique"
et en être fier et gagner 1,25 fois le SMIC) est fort rare, et il faut compenser cette rareté par l'intervention de la machine et de l'agro-industrie, il faut tabler sur les gros rendements, les grosses subventions, la production de masse de qualité moyenne pour que le citoyen, le citadin puissent consommer des fraises, des avocats et des pommes toute l'année et ne pas y prêter cas.
Pour revenir aux forêts tropicales, le problème n'est guère différent. Les forêts sont incendiées, massacrées, pillées, rasées pour la même raison: comme pour la prêtrise dans l'Eglise catholique, elles souffrent d'un manque de vocations qu'aucune subvention ne vient compenser, ou n'est venue jusqu'ici compenser (même si les programmes REDDES ou MDP dans l'après-Kyoto pourraient modifier la donne). Les forêts tropicales ne sont pas "jardinées" ou très peu parce que personne au monde, si ce n'est éventuellement le natif d'une tribu dont elles composent le territoire ou une partie d'icelui, n'est prêt à sacrifier sa vie à entretenir un milieu qui compte parmi les plus hostiles de la planète (la biodiversité tant vanté de ce milieu y est mortelle pour l'homme, absolument létale); un ouvrier forestier tropical, pour qu'il respecte ce milieu, savoir pour qu'il accepte de s'abstenir notamment d'y pratiquer la chasse commerciale, celle de la "viande de brousse", devrait être payé autant qu'un technicien envoyé en mission en Antarctique, soit au moins 10000 euros par mois net, au regard de la pénibilité de sa tâche. Or on paye ces gens dix fois moins.
La problématique écologique, au nord comme au sud, est d'abord une problématique économique. Dans le monde tropical, les villes enflent, deviennent des mégalopoles de misère, les campagnes se vident parce que la "vocation paysanne" (ou sylvicole) qui jadis fixait par force (vocation contrainte comme je l'ai indiqué supra) l'homme au milieu, doit désormais se monnayer puisque l'homme est libre de n'y pas rester.
L'alternative est simple: rémunérer l'homme libre, rétribuer sa bonne volonté à entretenir les milieux ou bien
imposer le retour à la terre en payant l'homme de mots, de moraline (Pétain) ou en usant de coups de crosse de fusils dans les reins (Pol Pot). L'homme étant libre, n'étant pas un serf, n'appartenant pas au pays qui ne lui appartient pas davantage, et ne pouvant de ce fait trouver sa rémunération dans une quelconque fierté qui s'enracinerait dans un tel lien d'appartenance réciproque avec un maître ou une terre, il convient pour "le maintenir en place" de rémunérer sa seule présence disponible en un lieu donné, c'est du reste sur ce principe que repose le salariat dans l'industrie depuis plus d'un siècle. Sachant qu'il n'est pas davantage dans la population générale de "vocation" agricole que de vocation, disons à l'ébénisterie ou à la verrerie, et sachant que d'autre part toute l'humanité doit être nourrie tous les jours alors qu'elle n'a pas besoin de plus de quelques meubles par vie, et que les impératifs de préservation des équilibres terrestres sont non moins vitaux, il faut soit fortement rémunérer ceux qui s'y sacrifient, soit trouver des solutions techniques de contournement (mécanisation, automatisation des tâches dans le monde agricole, intervention de la chimie, etc.). C'est la deuxième solution qui a prévalu jusqu'à présent et qui est appelée à continuer de prévaloir dans les pays développés n'en déplaisent aux amoureux de l'agriculture biologique. Dans les pays en développement, on hésite, mais il semble que le "maintien en place" des hommes sur les lieux où leur présence et leur intervention sont indispensables, et revêtent un caractère d'urgence, conduise à explorer la première solution, celle de "fixer les populations" en les intéressant, en les motivant, par l'argent autant que par la persuasion.
En dehors de cette alternative, on ne voit guère d'autre voie que celle où plane l'ombre de Pol Pot, de Pétain, du retour à la terre (à la Terre) contraint par la moraline propagandiste ou la coercition, ombre rodant encore dans l'indécis d'un flou artistique particulièrement savant, qui rend aux yeux et aux oreilles (musique New Age) de certains l'entreprise YAB-Besson-Pinault si peu engageante. On les comprend.
[corrections: un paragraphe ajouté]