Remise des pendules à l'heure !
La fiction remplace la réalité
(info # 010709/9) [Analyse]
Par Laurent Murawiec à Washington © Metula News A gency
Le décès et l’inhumation du sénateur Edward Kennedy symbolisent une évolution néfaste de la vie politique : sa "fictionalisation". Dans les biographies complaisantes du trépassé, dont la presse américaine et internationale s’est fait le véhicule, on trouve du mythe à foison et bien peu de réalité.
On se plaint ou on s’amuse de la pratique soviétique qui consistait à retoucher les photos du groupe dirigeant, en faisant discrètement disparaître ceux qui étaient tombés en disgrâce depuis la dernière photo. Il en va de même dans la vie de saint Ted Kennedy, martyr, dépeint par ses hagiographes médiatiques.
Certes, le mensonge en politique a un beau passé derrière lui, sans parler de l’avenir. L’invention est souvent de règle. On vous remodèle une biographie avec brio, zou ! La Collaboration vichyste est remplacée par le double jeu, le double jeu par une Résistance sans faille, et voici la Francisque transformée en parapluie à l’anglaise, comme un objet de dessin animé qui morphe en autre chose.
Mais enfin, il y a des limites. Non, il y en a de moins en moins. La Ména y est revenue maintes fois, la bio d’Obama, par exemple, est un montage de fictions successives.
Dans le cas de Ted Kennedy, les crimes se font péchés, les péchés peccadilles, les peccadilles presque des vertus. On en pleurerait. On en pleure. Car Ted, s’il ne l’a pas assassinée, a bel et bien laissé mourir Mary-Jo Kopechne, la jeune femme qu’il avait laissée se noyer dans sa voiture submergée.
Les hagiographes déplorent cet accroc à sa carrière, qui l’empêcha, le pauvre, de postuler sérieusement à la présidence, comme si cet ivrogne débauché avait de droit dûoccuper la Maison Blanche. Mais non, il « passa sa vie à se racheter » de l’ « incident » de Chappaquidick. Ah ! le brave et honnête homme. Encore un coup de pochoir, cher photographe.
L’affaire finit de convaincre le plus jeune de frères Kennedy qu’un sceau d’impunité le protégerait toujours. C’est en ce sens que l’on a pu parler, quoique ridiculement, de « royauté àl’américaine » : moins par la prétention dynastique – John devient président, Bob devient ministre de la Justice, Ted hérite du siège de sénateur de frérot ; la génération suivante se fait élire au Congrès en deux exemplaires – que par l’exorbitante prétention au privilège, au sens propre, d’être exempté de l’obéissance à la loi et au droit commun.
Un élu Kennedy a-t-il une algarade nocturne avec la police du Capitole, au motif qu’il est ivre et agressif et qu’il vient d’emboutir plusieurs voitures ? Alors que le DUI, Driving Under the Influence, conduite en état d’ivresse, est impitoyablement réprimé, le petit Kennedy s’en tire sans anicroche. Un autre Kennedy est-il accusé de viol dans des circonstances très crédibles ? Il ne lui arrive pas grand-chose.
Kennedy le père s’était enrichi dans le bootleg à l’époque de la prohibition, ce qui n’allait pas sans accointances avec le crime organisé, mais rapporta des milliards.
Ambassadeur à la Cour de Saint-James quand éclata la guerre, il prédisait sans se gêner la perte de la démocratie, le triomphe des dictateurs, la victoire de Hitler sur Churchill ; à un tel point d’indiscrétion, que Roosevelt le rappela et faillit bien le faire arrêter.
Ce fut le naufrage de ses propres ambitions politiques. Son fils John hérita de son charisme, son fils Robert de son gangstérisme, son fils Edward de son absence radicale de scrupules. Le plan était nettement dessiné : John, après deux mandats, serait remplacé à la Maison Blanche par Bob, lequel serait remplacé par Ted…
Ted, tricheur, expulsé de Harvard pour tricherie – péché de jeunesse –fut un truqueur impénitent. Mais il fut bien pire. C’est lui qui proposa au secrétaire général du Parti communiste soviétique, l’ancien patron du KGB Youri Andropov, un accord accablé d’injures et de ridicule : Kennedy se chargeait de démolir le Président Reagan, Andropov engrangerait l’aura de la fin du programme de « Guerre des étoiles ».
Kennedy préconisait le grand retrait nucléaire américain d’Europe, l’accord sur les « forces nucléaires intermédiaires » (INF), qui aurait unilatéralement désarmé l’OTAN en face de la montée en puissance nucléaire soviétique, concrétisée par le déploiement des missiles SS20 en Europe. La politique Kennedy était une politique de reddition inconditionnelle de l’Europe à l’URSS. Un grand sénateur, ma foi.
Mais lisez donc les notices nécrologiques : de cette ignominie, pas un mot ! Comment peut on se tromper à ce point - soyons charitables – sur la question centrale du XXème siècle ?
Restent la compassion, l’empathie envers les pauvres et les opprimés ?
Ah ! Le brave homme. On vous brosse un portrait d’un Ted Kennedy de fiction, tel qu’il était censé avoir été, et non du Ted Kennedy tel qu’il fut. La fiction l’emporte. Il ne faut pas dire de mal des morts. Car le système du welfare [Etat providence. Ndlr.], qui emprisonnait les pauvres dans une pauvreté d’éternels assistés, il le défendit bec et ongles. On a ses pauvres, qu’il faut protéger en tant que pauvres, et maintenir à cet effet dans la pauvreté.
Ou prenez le discours prononcéau Sénat par Kennedy pour s’opposer à la confirmation du juge Bork à la Cour suprême en 1987. Le nom en dit probablement peu à un public francophone, àplus de vingt ans de distance, mais l’affaire, qui fit grand bruit ici, marqua un tournant dans la vie politique américaine.
Bork, juge conservateur irréprochable, avait été nommé par Reagan. Kennedy déchaîna contre lui une tornade de mensonges abjects. « L’Amérique de Robert Bork serait un pays où les femmes seraient forcées d’aller avorter dans des impasses fétides, les Noirs devraient retourner déjeuner sur leurs bancs réservés, des policiers déchaînés iraient fracasser les portes des maisons des citoyens dans des raids en pleine nuit, où on interdirait aux élèves des écoles de recevoir des cours sur l’évolution [des espèces], où les écrivains et les artistes seraient censurés par l’Etat. ». Quelle crapulerie ! Dans le tumulte qui s’ensuivit, la candidature de Bork fut torpillée et sombra.
Il se dégage de la véritable carrière de Ted Kennedy l’odeur immanquable du « grand seigneur méchant homme », aperçu remarquable de Molière, convaincu d’une impunité si illimitée que le crime paierait toujours – et que la puissance, la richesse et l’influence des Kennedy lui garantiraient toujours une impunité parfaite, comme après Chappaquidick.
Il faut concéder, à la lecture des nécros, qu’il n’aura pas eu tort. La fiction a dépassé la réalité. Le mensonge règne avec impudence. L’absence totale d’esprit de vérité a caractérisé les commentaires mortuaires, qu’il s’agisse des media américains ou des français, comme si la répétition implacable du mensonge le transformait en vérité, comme un tube médiocre devient un succès parce que MTV le repasse en boucle. La vie de Ted Kennedy aura perpétué le mythe populiste du puissant qui protège les faibles. La puissance médiatique aura diffusé et imposé la fiction. Il n’y a pas de quoi se rengorger.