Le site du parti de l'In-nocence

"...un doux fleurissement de la finitude."

Envoyé par Francis Marche 
« Je ne crois pas que je tiendrais aux Français s'ils ne s'étaient pas tant ennuyés au cours de leur histoire. Mais leur ennui est dépourvu d'infini. C'est l'ennui de la clarté . C'est la fatigue des choses comprises .

Tandis que, pour les Allemands, les banalités sont considérées comme l'honorable substance de la conversation, les Français préfèrent un mensonge bien dit à une vérité mal formulée.

Tout un peuple malade du cafard. Voici le mot le plus fréquent, aussi bien dans le beau monde que dans la basse société. Le cafard est l'ennui psychologique ou viscéral ; c'est l'instant envahi par un vide subit, sans raison-alors que l'ennui est la prolongation dans le spirituel d'un vide immanent de l'être. En comparaison, Langeweile [l'ennui] est seulement une absence d'occupation.

Le siècle le plus français est le XVIIIe. C'est le salon devenu univers, c'est le siècle de l'intelligence en dentelles, de la finesse pure, de l'artificiel agréable et beau. C'est aussi le siècle qui s'est le plus ennuyé, qui a eu trop de temps , qui n'a travaillé que pour passer le temps.

Comme je me serais rafraîchi à l'ombre de la sagesse ironique de Mme du Deffand, peut-être la personne la plus clairvoyante de ce siècle ! "Je ne trouve en moi que le néant et il est aussi mauvais de trouver le néant en soi qu'il serait heureux d'être resté dans le néant." En comparaison, Voltaire, son ami, qui disait : "Je suis né tué", est un bouffon savant et laborieux. Le néant dans un salon, quelle définition du prestige !

Chateaubriand-ce Français britannique comme tout Breton-fait l'effet d'une trompe ronflante à côté des effusions en sourdine de l'implacable Dame. La France a eu le privilège des femmes intelligentes, qui ont introduit la coquetterie dans l'esprit et le charme superficiel et délicieux dans les abstractions.

Un trait d'esprit vaut une révélation. L'une est profonde mais ne peut s'exprimer, l'autre est superficiel mais exprime tout. N'est-il pas plus intéressant de s'accomplir en surface que de se désarmer par la profondeur ? Où y a-t-il plus de culture : dans un soupir mystique ou dans une "blague" ? Dans cette dernière, bien sûr, quoiqu'une réponse alternative soit la seule qui aille.

Qu'a-t-elle aimé, la France ? Les styles, les plaisirs de l'intelligence, les salons, la raison, les petites perfections. L'expression précède la Nature. Il s'agit d'une culture de la forme qui recouvre les forces élémentaires et, sur tout jaillissement passionnel, étale le vernis bien pensé du raffinement.

La vie-quand elle n'est pas souffrance est jeu.

Nous devons être reconnaissants à la France de l'avoir cultivé avec maestria et inspiration. C'est d'elle que j'ai appris à ne me prendre au sérieux que dans l'obscurité et, en public, à me moquer de tout. Son école est celle d'une insouciance sautillante et parfumée. La bêtise voit partout des objectifs ; l'intelligence, des prétextes. Son grand art est dans la distinction et la grâce de la superficialité. Mettre du talent dans les choses de rien-c'est-à-dire dans l'existence et dans les enseignements du monde-est une initiation aux doutes français. La conclusion du XVIIIe siècle non encore souillé par l'idée de progrès : l'univers est une farce de l'esprit. [...]

La divinité de la France : le Goût. Le bon goût. Selon lequel le monde-pour exister-doit plaire ; être bien fait ; se consolider esthétiquement ; avoir des limites ; être un enchantement du saisissable ; un doux fleurissement de la finitude.

Un peuple de bon goût ne peut pas aimer le sublime, qui n'est que la préférence du mauvais goût porté au monumental. La France considère tout ce qui dépasse la forme comme une pathologie du goût. Son intelligence n'admet pas non plus le tragique, dont l'essence se refuse à être explicite, tout comme le sublime. Ce n'est pas pour rien que l'Allemagne- das Land den Geschmacklosigkeit [le pays du mauvais goût]-les a cultivés tous les deux : catégories des limites de la culture et de l'âme. [...]

Le péché et le mérite de la France sont dans sa sociabilité. Les gens ne semblent faits que pour se retrouver et parler. Le besoin de conversation provient du caractère a-cosmique de cette culture. Ni le monologue ni la méditation ne la définissent. Les Français sont nés pour parler et se sont formés pour discuter. Laissés seuls, ils bâillent. Mais quand bâillent-ils en société ? Tel est le drame du XVIIIe siècle.

C'est une culture a-cosmique, non sans terre mais au-dessus d'elle. Ses valeurs ont des racines, mais elles s'articulent d'elles-mêmes, leur point de départ, leur origine ne comptent pas. Seule la culture grecque a déjà illustré ce phénomène de détachement de la nature-non pas en s'en éloignant, mais en parvenant à un arrondi harmonieux de l'esprit. Les cultures a-cosmiques sont des cultures abstraites. Privées de contact avec les origines, elles le sont aussi avec l'esprit métaphysique et le questionnement sous-jacent de la vie.

L'intelligence, la philosophie, l'art français appartiennent au monde du Compréhensible. Et lorsqu'ils le pressentent, ils ne l'expriment pas, contrairement à la poésie anglaise et à la musique allemande. La France ? Le refus du Mystère.

Elle ressemble davantage à la Grèce antique. Mais, alors que les Grecs alliaient le jeu de l'intelligence au souffle métaphysique, les Français ne sont pas allés aussi loin, ils n'ont pas été capables-eux qui aiment le paradoxe dans la conversation-d'en vivre un en tant que situation.

Deux peuples : les plus intelligents sous le soleil.

L'affirmation de Valéry selon laquelle l'homme est un animal né pour la conversation est évidente en France, et incompréhensible ailleurs. Les définitions ont des limites géographiques plus strictes que les coutumes. [...]

Un peuple sans mythes est en voie de dépeuplement. Le désert des campagnes françaises est le signe accablant de l'absence de mythologie quotidienne. Une nation ne peut vivre sans idole, et l'individu est incapable d'agir sans l'obsession des fétiches.

Tant que la France parvenait à transformer les concepts en mythes , sa substance vive n'était pas compromise. La force de donner un contenu sentimental aux idées, de projeter dans l'âme la logique et de déverser la vitalité dans des fictions-tel est le sens de cette transformation, ainsi que le secret d'une culture florissante. Engendrer des mythes et y adhérer, lutter, souffrir et mourir pour eux, voilà qui révèle la fécondité d'un peuple. Les "idées" de la France ont été des idées vitales, pour la validité desquelles on s'est battu corps et âme. Si elle conserve un rôle décisif dans l'histoire spirituelle de l'Europe, c'est parce qu'elle a animé plusieurs idées, qu'elle les a tirées du néant abstrait de la pure neutralité. Croire signifie animer.

Mais les Français ne peuvent plus ni croire ni animer. Et ils ne veulent plus croire, de peur d'être ridicules. La décadence est le contraire de l'époque de grandeur : c'est la retransformation des mythes en concepts .

Un peuple entier devant des catégories vides-et qui, des mains, esquisse une vague aspiration, dirigée vers son vide spirituel. Il lui reste l'intelligence, non greffée sur le coeur. Donc stérile. Quant à l'ironie, dépourvue du soutien de l'orgueil, elle n'a plus de sens qu'en tant qu'auto-ironie.

Dans sa forme extrême, ce processus est caractéristique des intellectuels. Rien, cependant, n'est plus faux que de croire qu'eux seuls ont été atteints. Tout le peuple l'est, à des degrés variés. La crise est structurelle et mortelle. [...]

Aux périodes où une nation est à un point culminant apparaissent automatiquement des hommes qui n'ont de cesse de proposer des directives, des espoirs, des réformes. Leur insistance et la passion avec laquelle ils sont suivis par la foule témoignent de la force vitale de cette nation. Le besoin de régénération par la vérité et par l'erreur est propre aux périodes florissantes. Un écervelé comme Rousseau représente un comble d'effervescence. Qui se soucie encore de ses opinions ?

Pourtant, leur tumulte nous intéresse encore en raison de leur écho et de sa signification. Une apparition de cette ampleur est aujourd'hui inconcevable. Le peuple n'attend rien. Alors, qui lui proposerait quelque chose, et quoi ? Les peuples ne vivent réellement que dans la mesure où ils sont gavés d'idéaux, dans la mesure où ils ne peuvent plus respirer sous trop de croyances. La décadence est la vacance des idéaux, le moment où s'installe le dégoût de tout ; c'est une intolérance à l'avenir -et, en tant que tel, un sentiment déficitaire du temps, avec son inévitable conséquence : le manque de prophètes et, implicitement, le manque de héros.[...]

Les Français se sont usés par excès d'être . Ils ne s'aiment plus, parce qu'ils sentent trop qu'ils ont été. Le patriotisme émane de l'excédent vital des réflexes ; l'amour du pays est ce qu'il y a de moins spirituel, c'est l'expression sentimentale d'une solidarité animale. Rien ne blesse plus l'intelligence que le patriotisme. L'esprit, en se raffinant, étouffe les ancêtres dans le sang et efface de la mémoire l'appel de la parcelle de terre baptisée, par illusion fanatique, patrie.

Comment la raison, retournée à sa vocation essentielle-l'universel et le vide-, pourrait-elle encore pousser l'individu dégoûté d'être citoyen vers l'abêtissement des palabres de la Cité ? La perte de ses instincts a scellé pour la France un grandiose désastre inscrit dans le destin de l'esprit.

Si, au soir de la civilisation gréco-romaine, le stoïcisme répandit l'idée de "citoyen du monde" parce que aucun idéal "local" ne contentait l'individu rassasié d'une géographie immédiate et sentimentale, de même, notre époque-ouverte, en raison de la décadence de la plus réussie des cultures-aspirera à la Cité universelle, dans laquelle l'homme, dépourvu d'un contenu direct, en cherchera un lointain, celui de tous les hommes, insaisissable et vaste.

Lorsque se défont les liens qui unissaient les congénères dans la bêtise reposante de leur communauté, ils étendent leurs antennes les uns vers les autres, comme autant de nostalgies vers autant de vides. L'homme moderne ne trouve que dans l'Empire un abri correspondant à son besoin d'espace. C'est comme un appel à une solidarité extérieure dont l'étendue l'opprimerait et le libérerait en même temps. De quoi une patrie le nourrirait-elle ? Quand il porte tant de doutes, n'importe quel coin du monde devient un havre. [...]

L'arrachement aux valeurs et le nihilisme instinctif contraignent l'individu au culte de la sensation. Quand on ne croit à rien, les sens deviennent religion. Et l'estomac finalité. Le phénomène de la décadence est inséparable de la gastronomie. Un certain Romain, Gabius Apicius, qui parcourait les côtes de l'Afrique à la recherche des plus belles langoustes et qui, ne les trouvant nulle part à son goût, ne parvenait à s'établir en aucun endroit, est le symbole des folies culinaires qui s'instaurent en l'absence de croyances. Depuis que la France a renié sa vocation, la manducation s'est élevée au rang de rituel. Ce qui est révélateur, ce n'est pas le fait de manger, mais de méditer, de spéculer, de s'entretenir pendant des heures à ce sujet. La conscience de cette nécessité, le remplacement du besoin par la culture-comme en amour-est un signe d'affaiblissement de l'instinct et de l'attachement aux valeurs. Tout le monde a pu faire cette expérience : quand on traverse une crise de doute dans la vie, quand tout nous dégoûte, le déjeuner devient une fête. Les aliments remplacent les idées. Les Français savent depuis plus d'un siècle qu'ils mangent. Du dernier paysan à l'intellectuel le plus raffiné, l'heure du repas est la liturgie quotidienne du vide spirituel. La transformation d'un besoin immédiat en phénomène de civilisation est un pas dangereux et un grave symptôme. Le ventre a été le tombeau de l'Empire romain, il sera inéluctablement celui de l'Intelligence française. [...]

Un pays tout entier qui ne croit plus à rien, quel spectacle exaltant et dégradant ! Les entendre, du dernier des citoyens au plus lucide, dire avec le détachement de l'évidence : "La France n'existe plus", "Nous sommes finis", "Nous n'avons plus d'avenir", "Nous sommes un pays en décadence", quelle leçon revigorante, quand vous n'êtes plus amateur de leurres ! Je me suis souvent vautré avec volupté dans l'essence d'amertume de la France, je me suis délecté de son manque d'espoir, j'ai laissé rouler mes frissons désabusés sur ses versants. Si elle a été, des siècles durant, le coeur spirituel de l'Europe, l'acceptation naturelle du renvoi à la périphérie l'enjolive maintenant d'une vague séduction négative. Pour qui recherche les déclivités, elle est l'espace consolateur, la source trouble où s'abreuve la fièvre inextinguible. Avec quelle impatience ai-je attendu ce dénouement, si fécond pour l'inspiration mélancolique ! L'alexandrinisme est la débauche érudite comme système, la respiration théorique au crépuscule, un gémissement de concepts-et le moment unique où l'âme peut accorder ses ombres au déroulement objectif de la culture... »

Cioran, 1941
C'est ce qui s'appelle, en bon français, cracher dans la soupe.
Utilisateur anonyme
22 septembre 2009, 19:39   Re : "...un doux fleurissement de la finitude."
En 1941, Cioran ne devait rien à la France, Florentin.
Francis, merci beaucoup de nous faire relire ce texte admirable.
Utilisateur anonyme
22 septembre 2009, 20:22   Re : "...un doux fleurissement de la finitude."
Admirable ? Ces considérations sont consternantes de banalité et de fausse profondeur : la "trompe ronflante" de Chateaubriand, le caractère a-cosmique de la culture française (mais qu'est ce que cela veut dire ?), l'intelligence française qui n'admet pas le tragique (et Racine, c'est un auteur allemand ?), la vie qui n'est que jeu si elle n'est pas souffrance, le patriotisme qui est une insulte à l'intelligence... C'est vraiment la foire aux lieux communs !
Utilisateur anonyme
22 septembre 2009, 21:23   Re : "...un doux fleurissement de la finitude."
Non, Alexis.
C'est le texte d'un visionnaire, d'un poète, d'un démiurge, d'un exalté. Pas celui d'un politologue.
On se moque que cela soit vrai ou faux, d'être d'accord ou pas, cela EST.
Utilisateur anonyme
22 septembre 2009, 21:34   Re : "...un doux fleurissement de la finitude."
On se moque que cela soit vrai ou faux, d'être d'accord ou pas, cela EST.

Ah bon ? Ecrire cela en 1941, c'est de la poésie, ça n'a rien de politique ?

Les Français se sont usés par excès d'être . Ils ne s'aiment plus, parce qu'ils sentent trop qu'ils ont été. Le patriotisme émane de l'excédent vital des réflexes ; l'amour du pays est ce qu'il y a de moins spirituel, c'est l'expression sentimentale d'une solidarité animale. Rien ne blesse plus l'intelligence que le patriotisme. L'esprit, en se raffinant, étouffe les ancêtres dans le sang et efface de la mémoire l'appel de la parcelle de terre baptisée, par illusion fanatique, patrie.
Utilisateur anonyme
22 septembre 2009, 21:44   Re : "...un doux fleurissement de la finitude."
Loin de moi l'idée d'affirmer que ce texte n'est pas politique, puisqu'il l'est.
Mais il n'a pas pour vocation d'être militant ni strictement analytique.
Cioran, en 1941, était déjà revenu de ses engouements pour la Garde de fer, et son exil en France marqua jusqu'à sa mort son nihilisme et son statut d'apatride.
Le texte que nous donne à lire M. Marche, comme nombre d'écrits cioraniens en langue française et donc postérieurs à celui-ci (écrit en roumain), parle en fait de Cioran lui-même, par la France, ce pays qu'il choisit d'habiter jusqu'à sa mort :

Les Français se sont usés par excès d'être . Ils ne s'aiment plus, parce qu'ils sentent trop qu'ils ont été. Le patriotisme émane de l'excédent vital des réflexes ; l'amour du pays est ce qu'il y a de moins spirituel, c'est l'expression sentimentale d'une solidarité animale. Rien ne blesse plus l'intelligence que le patriotisme. L'esprit, en se raffinant, étouffe les ancêtres dans le sang et efface de la mémoire l'appel de la parcelle de terre baptisée, par illusion fanatique, patrie.

N'est-ce pas justement l'aveu de ce que Cioran est devenu, le moraliste (l'esprit, en se raffinant), au détriment du militant exalté (Le patriotisme émane de l'excédent vital des réflexes ; l'amour du pays est ce qu'il y a de moins spirituel, c'est l'expression sentimentale d'une solidarité animale) ?
Utilisateur anonyme
22 septembre 2009, 22:04   Re : "...un doux fleurissement de la finitude."
N'est-ce pas justement l'aveu de ce que Cioran est devenu, le moraliste (l'esprit, en se raffinant), au détriment du militant exalté (Le patriotisme émane de l'excédent vital des réflexes ; l'amour du pays est ce qu'il y a de moins spirituel, c'est l'expression sentimentale d'une solidarité animale) ?

Oui, enfin, heureusement tout de même qu'il y avait encore en 1941 quelques "esprits exaltés" suffisamment fanatiques et primaires pour ne pas effacer de leur mémoire l'appel de la patrie...
Vos deux points de vue ne me semblent pas du tout contradictoires, Messieurs.
Non, nullement contradictoires. Et l'écho de leur confrontation ressemble encore à cet "esprit de l'escalier à l'envers" d'Aldous Huxley. Après 1941, il y eut 1944.
Ce que je trouve surtout gênant dans ce texte, du reste agréable à lire, c'est qu'il fait un peu fouillis, concluant à peu près le contraire de ce qu'on était en droit d'attendre du début : l'on nous dit d'abord que la France fut grande par sa petitesse, sorte de miniaturisation ludique détachée, riens artistement enfilés en saillies, tenant lieu d'être, et l'on déplore à la fin que "les Français se sont usés par excès d'être"", et qu'il manquent maintenant d'un excédent vital de réflexes.
Cela fait désordre et contrecarre un peu le sérieux qu'on est toujours disposé à accorder à Cioran... D'un autre côté, le si lourd esprit de sérieux...
Personnellement je défendrais ce texte: il est contradictoire aussi comme peut l'être, de manière paroxystique à cette époque qui ressemblait à la nôtre, l'être français.
"(...) le sérieux qu'on est toujours disposé à accorder à Cioran..."

De ce "on", permettez-moi de ne pas en être.
Bien volontiers ; mais cette disposition serait plutôt de bienveillance que de conviction.
En souvenir du goût éprouvé jadis pour quelques formules peut-être un peu faciles, certes, mais réjouissantes — grand marcheur moi-même —, comme celle-ci :

« J'erre à travers les jours comme une putain dans une ville sans trottoir. »
23 septembre 2009, 02:45   re-make re-model
J'erre à travers les jours comme un jeune dans une entrée d'immeuble sans immeuble.
Utilisateur anonyme
23 septembre 2009, 09:19   Re : "...un doux fleurissement de la finitude."
Cioran ne pourra jamais être pris au sérieux par quelque parti que ce soit, c'était là son but, et c'est là sa grandeur, non ? Un nihiliste pareil serait un faussaire, si récupérable par une organisation politique (Cioran ne se définissait-il pas comme un escroc du gouffre ?).
(Je précise d'autre part que je n'insinue pas qu'un écrivain pris au sérieux par un parti soit forcément, par voie de conséquence, dénué de grandeur)
Le texte contient quelques affirmations franchement douteuses, certes. Cioran est le philosophe de l'exagération, du raccourci brillant, de la provocation géniale; mais il fait partie des rares penseurs lisibles, dotés d'un véritable style. Le lecteur qui en attendrait rigueur pointilleuse et froide analyse ferait à mon avis fausse route.
Utilisateur anonyme
23 septembre 2009, 12:55   Re : "...un doux fleurissement de la finitude."
Absolument d'accord avec vous, Olivier.
Cioran est le plus grand moraliste de langue française depuis au moins Chamfort et un des plus grands stylistes de notre littérature.
Puisque nous en sommes aux estimations globales, je me range plutôt du côté de Florentin et d’Alexis. Je tiens les écrits de Cioran pour de la boursouflure complaisante. Plagiaire du peu de lui même, soucieux de son Œuvre et sculpteur de son soi-même, attentif à ne jamais troubler son image et à rentabiliser sa marque de fabrique, stérile et redondant, les lieux communs et les portes ouvertes étaient son domaine. Mais, n’est-ce pas, il écrivait directement en français et trouvait le monde positivement désespérant.
23 septembre 2009, 13:05   Relecture
Bien chers amis,

J'ai laissé le texte "reposer" avant de le relire.

Etrangement, alors qu'à la première lecture j'avais une opinion proche de celles d'Alexis et de Florentin (j'irais même plus loin, je m'étais dit : écrire cela en 1941, et par un étranger encore, réfugié chez nous, quel connard !), la seconde lecture me rapproche de l'idée de Francis : Cioran a perçu notre constante qui est la contradiction.
Utilisateur anonyme
23 septembre 2009, 13:59   Re : "...un doux fleurissement de la finitude."
L'oeuvre de Cioran est contradiction permanente, contradiction de la contradiction, affirmation de ces contradictions et création autour d'elles et par elles, Bien Cher jmarc, et j'ai du mal à en croire mes yeux lorsque je lis pareille opinion :
« Plagiaire du peu de lui même, soucieux de son Œuvre et sculpteur de son soi-même, attentif à ne jamais troubler son image et à rentabiliser sa marque de fabrique, stérile et redondant, les lieux communs et les portes ouvertes étaient son domaine. »
Mais il est vrai que le refus de tout système et l'inappartenance absolue, revendiqués, ont de quoi perturber.
Utilisateur anonyme
23 septembre 2009, 14:29   Re : De l'inconvénient d'être loué
Cioran est le plus grand moraliste de langue française depuis au moins Chamfort et un des plus grands stylistes de notre littérature.

C'est en effet un avis largement partagé. Pourtant, on ne peut pas s'empêcher en lisant certains aphorismes de Cioran d'avoir l'impression d'un bluff, d'une fausse profondeur ; dans la forme, on est souvent proche de Nietzsche, mais après réflexion, on se dit que l'on se trouve plutôt du côté de Pierre Desproges (ou d'Alphonse Allais et Sacha Guitry, pour être moins désobligeant). Prenons par exemple ces quelques aphorismes extraits des Syllogismes de l'amertume (Cioran ne rate jamais ses titres, il faut le reconnaître) :

"L'avantage qu'il y a à se pencher sur la vie et la mort, c'est de pouvoir en dire n'importe quoi."

"Objection contre la science : ce monde ne mérite pas d'être connu."

"Tout acte flatte l'hyène en nous."

"Dans les épreuves cruciales, la cigarette nous est d'une aide plus efficace que les Evangiles."

C'est brillant, frappant, mais va-t-on vraiment au-delà de la pirouette virtuose, de la boutade accrocheuse ? On sent la pose permanente du maître en désespoir et en scepticisme, soucieux, comme dit Eric, de rentabiliser son fonds de commerce en enfonçant toujours le même clou :

"Une seule chose importe : apprendre à être perdant."

"Vivre, c'est perdre du terrain."

"Il n'y a pas de chagrin limite."

"Par rapport à n'importe quel acte de la vie, l'esprit joue le rôle de trouble-fête."

Etc, etc...
Je tiens les écrits de Cioran pour de la boursouflure complaisante. Plagiaire du peu de lui même, soucieux de son Œuvre et sculpteur de son soi-même, attentif à ne jamais troubler son image et à rentabiliser sa marque de fabrique, stérile et redondant, les lieux communs et les portes ouvertes étaient son domaine. Mais, n’est-ce pas, il écrivait directement en français et trouvait le monde positivement désespérant.

Moi aussi, je peine à en croire mes yeux...

(Cher Alexis, l'enfonçage de même clou, si je peux risquer la formule, ne peut en rien être prétexte à disqualification d'une pensée, ou de son expression ; je dirais presque : au contraire...)
Utilisateur anonyme
23 septembre 2009, 14:50   Re : "...un doux fleurissement de la finitude."
Parce que Céline, La Rochefoucauld, Pascal, Renaud Camus, ils n'enfoncent pas toujours le même clou, peut-être, Cher Alexis ?...
Utilisateur anonyme
23 septembre 2009, 14:53   Re : "...un doux fleurissement de la finitude."
On peut faire subir à n'importe quel écrivain le travail de mutilation auquel Alexis vient de s'adonner, cela ne prouve rien.
"Tout est également vain dans les hommes, leurs joies ou leurs chagrins; mais il vaut mieux que la bulle de savon soit d'or ou d'azur que noire ou grisâtre."

On devine aisément de quel souffle ne sort pas la première bulle.
Il y a aussi "le suicide, en principe, je suis pour, malheureusement il intervient toujours trop tard". Cioran a quelque chose d'un écrivain japonais de l'immédiat après-guerre, de ceux chez qui (je pense ici à Osamu Dazai) le comique et le désespoir tragique tendent à se toucher et, tel les deux pôles d'une pile, à produire des étincelles éblouissantes. Imparable est l'anti-Cioran qui, tel l'antidote absolu, lui donnerait une réplique à la Cioran, de façon parfaitement cynique et drôle, clouerait le bec au malheureux écrivain génial. Une amie japonaise possédait ce talent: "On a envie de dire à ces écrivains: pour le suicide, si vous avez besoin d'aide, surtout n'hésitez pas à faire appel à nous, on ne vous refusera pas ce service, vous savez qu'un écrivain comme vous peut toujours compter sur l'appui de ses lecteurs..."
Utilisateur anonyme
23 septembre 2009, 16:18   Re : "...un doux fleurissement de la finitude."
Vous vous trompez, Cher Francis, et faites un grave contre-sens.
Cioran n'a jamais écrit : « Le suicide, en principe, je suis pour, malheureusement il intervient toujours trop tard. »
Au contraire, voici sa vraie phrase, tirée De l'inconvénient d'être né : « Ce n'est pas la peine de se tuer, puisqu'on se tue toujours trop tard. »
Vous conviendrez que ça ne veut pas du tout dire la même chose.

De même, malgré une idée reçue hélas fort répandue, Cioran ne s'est jamais fait le chantre du suicide, bien au contraire :
« Sans l'idée du suicide, je me serais tué depuis toujours. »
La possibilité du suicide, par la liberté qu'elle permet et la libération qu'elle promet, est une consolation de nos souffrances qui permet de tenir debout. Le suicide n'est donc pas un but ni même l'objet d'un désir, c'est une possibilité, et la condition de notre liberté. Voilà ce que dit Cioran.
Dès lors, nul besoin de votre amie japonaise...
Utilisateur anonyme
23 septembre 2009, 16:30   Re : "Enfonçage"
(Cher Alexis, l'enfonçage de même clou, si je peux risquer la formule, ne peut en rien être prétexte à disqualification d'une pensée, ou de son expression ; je dirais presque : au contraire...)

Evidemment, mais tout est dans la manière : celle de Cioran me semble à la fois laborieuse et roublarde ; rien à voir avec les magnifiques coups de marteau de La Rochefoucault, de Nietzsche ou de Céline, si précis, si résonnants...
Utilisateur anonyme
23 septembre 2009, 16:33   Re : "Enfonçage"
Et ceux de Renaud Camus alors ?!
Utilisateur anonyme
23 septembre 2009, 16:34   Re : "Enfonçage"
Alexis, je suis prêt à parier que vous n'avez jamais lu lesCahiers de Cioran. Vous ne pourriez pas parler de roublardise.
23 septembre 2009, 17:47   Re : "Enfonçage"
Ô temps pour moi! Je citais de mémoire. Cela dit, je reste légèrement troublé par votre mise au pas: je ne vois pas clairement en quoi ces deux phrases ne veulent pas du tout dire la même chose.

C'est contre "le suicide cette condition de notre liberté" que l'anti-Cioran imaginaire aurait lieu de s'exprimer - cette notion de "suicide comme assurance sur la vie/liberté" m'amuse par son absurdité; le suicide est à mes yeux révoltant, mais s'en servir comme garantie fiduciaire, voilà ce que je trouve comique. Je trouve que la réponse "tonton flingueur" de cette amie japonaise reste valable: une bonne assurance est faite pour qu'on en encaisse la prime (y' a plus à chiquer, allez, à l'acte! et au besoin on va t'aider, etc..).
Je tiens à vous dire, Francis, que j'apprécie beaucoup ce texte, et surtout ce décentrage du point de vue. Que ceux qui n'aiment pas Cioran n'en dégoûtent pas les autres...
Utilisateur anonyme
23 septembre 2009, 18:33   Re : "...un doux fleurissement de la finitude."
Cher Francis,
Cioran, par sa phrase (Ce n'est pas la peine de se tuer, puisqu'on se tue toujours trop tard), exprime l'inanité du suicide. À quoi bon se tuer puisque de toute façon le mal est fait : nous sommes nés, nous sommes là, nous tuer ne servirait plus à rien (il faut bien avoir présent en tête que cette phrase est extrêmement drôle, en tout cas elle me fait hurler de rire, donc salvatrice).
Si Cioran avait dit : « Je suis pour le suicide », la phrase n'aurait plus rien voulu dire en perdant tout son humour : je suis pour le suicide (déjà, ça, c'est faux, Cioran n'en a jamais parlé en ces termes, le suicide ne relevant pas pour lui de l'opinion) mais en général, ceux qui passent à l'acte le font rop tard, les cons ! Voilà ce que pourrait signifier la phrase que vous nous avez donnée.

Enfin, je ne trouve pas que le suicide condition de notre liberté soit une absurdité. Mais cela n'est ni une vérité ni une erreur, c'est une affaire de perception et de sentiment, si je puis dire. Soit on le ressent, soit on ne le ressent pas.
Quoiqu'il en soit, « Sans l'idée du suicide, je me serais tué depuis toujours », ça a sauvé des vies, je vous assure.
Il est plus facile d'imiter Jupiter que Lao Tseu.
» L'oeuvre de Cioran est contradiction permanente, contradiction de la contradiction, affirmation de ces contradictions et création autour d'elles et par elles


L'inconvénient avec la contradiction recherchée, c'est qu'elle est souvent une échappatoire afin de pallier un manque d'intelligence révélatrice.
On s'engage dans une voie sans issue parce que l'on est incapable d'aller plus loin ; ces émulsions paradoxales peuvent produire quelques bluettes, mais l'on est à mon avis loin de ces étincelles capables de court-circuiter tout un dispositif d'éclairage en place, pour ne rien dire du travail de sape de la pensée (fonction première du "penseur" tout de même) qui vise essentiellement à mettre au jour du réel.
D'où cet aspect trop lisse d'un vernis plaisant et complaisant, ce nihilisme propret qui ne blesse pas, n'entaille rien, qui n'a rien à voir avec toute forme d'enclouage précisément (n'est-ce pas Jouhandeau qui employa ce mot ?).
Utilisateur anonyme
23 septembre 2009, 23:28   Re : "...un doux fleurissement de la finitude."
Monsieur Eytan, vous trouvez que ça n'entaille rien, vous, Cioran ?...
Cher Pascal, visiblement, vous avez logé chez Cioran, ce qui peut susciter chez vos interlocuteurs un certain effroi face à la manière dont vous les rappelez à l'ordre et au respect.

En ce qui concerne ce texte: je le voulais exemplaire d'un certain avis d'expert à 7 jours; vous savez, on dit parfois que pour connaître un pays et pouvoir en parler au monde (à tous les autres) il faut avoir vécu dans ce pays et parmi son peuple soit trente années au moins, soit.... une semaine.

Cioran, en 1941 est un bel exemple d'expert en francité à 7 jours. Rien de méprisant dans cette vision de Cioran: les experts à 7 jours sont libres de voir et de dire ce que les experts au long cours enfouissent en eux comme secondaire -- soit dans ce texte, mille choses, l'estomac français qui se substitue à l'esprit mais aussi, depuis Rabelais, qui le nourrit, etc., le fleurissement, la parole, le salon permanent, etc. -- car l'essentiel, qui les a usés de sa permanence française, ne les intéresse plus.
Utilisateur anonyme
24 septembre 2009, 01:03   Re : "...un doux fleurissement de la finitude."
Cher Francis, effectivement Cioran m'est extrêmement cher, sa lecture me marque encore profondément, il y a chez moi un avant et un après-Cioran, c'est indéniable. Seulement six écrivains m'ont fait cet effet-là, à ce point-là, jusqu'à présent ; dans l'ordre chronologique : Céline, Cioran, Dostoïevski, Simenon, Carver et Renaud Camus. Leur oeuvre m'habite, oui.

Concernant l'avis d'expert à sept jours, je crois comprendre ce que vous voulez dire, je trouve cette notion de dévoilement et d'affirmation du "secondaire" très pertinente, d'autant plus que je n'y avais pas songé.
Pour ma part, ce que j'y vois, dans ce texte, c'est Cioran qui parle de Cioran par le prétexte (le savait-il lui-même, le voulait-il ?) du pays qu'il allait choisir d'habiter, sorte d'identification d'un nouveau moi, en tout cas d'une transfiguration de son moi, à une nouvelle nation, à laquelle il n'adhérerait jamais (Cioran mourut apatride) - à moins que ce ne soit le contraire : s'imposer, par le fantasme et le quotidien, l'identité de ce qu'il pensait être la France, à lui-même. En ce sens, Cioran est irrécupérable. Je trouve que le fait de construire une oeuvre sur pareil postulat est effrayant et magnifique à la fois, en un mot formidable (cf. Le répertoire des délicatesses)
24 septembre 2009, 14:52   Impressions personnelles
Jusqu'au Précis de décomposition, l'écriture de Cioran ressemble au déversement d'un flot de nécessité intérieure, son mode d'expression naturel est le lyrisme désespéré. On a parfois l'impression, après cette période, qu'il se survit à lui-même en tant qu'homme et en tant qu'écrivain. Il y a un monde entre le superbe Sur les cimes du désespoir et le relativement dispensable Ecartèlements. La matière de certains aphorismes, comme le prouvent ceux qu'Alexis a relevés, est honnêtement assez pauvre. C'est comme si l'éloignement de la tentation suicidaire était concomitante, chez le philosophe roumain, d'un affaiblissement de l'inspiration.
Utilisateur anonyme
24 septembre 2009, 15:05   Re : "...un doux fleurissement de la finitude."
Pas d'accord du tout, évidemment. Mais tant pis.
Enfin, quand même : et Histoire et Utopie, alors ? Et ce chef-d'oeuvre testamentaire qu'est Aveux et Anathèmes ? Sans même parler des essentiels De l'inconvénient d'être né et Syllogismes de l'amertume...
Jusqu'au "Précis de décomposition", nous prévient Olivier... C'est-à-dire jusqu'à ce que Cioran écrive en français... Si ma mémoire est bonne, ce Précis, Cioran l'a entièrement réécrit quarante-six fois ! Tout ça pour être digne de la langue française, celle de Pascal, dont il lisait les Provinciales à titre d'exemple stylistique durant l'écriture de son Précis...
Or, Cher Olivier, n'est-ce pas justement pour son oeuvre francophone que Cioran est reconnu et célébré ? N'est-ce pas pour avoir troqué son lyrisme juvénile contre sa lucidité écartelante et son humour stylé ravageur ? N'est-ce pas cela, la singularité cioranienne, sa splendeur ? Le style le plus exquis qui sauve du désespoir le plus entier en le disséquant ?
J'incluais le Précis, bien entendu, dans cette première période. Ouvrage qui m'a terrassé, comme tous les grands livres nécessaires. Je précise d'ailleurs que j'ai dévoré toute l'oeuvre de Cioran il y a de nombreuses années sans faire la fine bouche. J'ai adoré cet auteur. Il n'empêche que, dans la totalité de ses écrits, avec un peu de recul, je dois reconnaitre qu'il m'a parfois déçu, ou laissé indifférent, notamment à partir des Syllogismes (ou le suivant peut-être, je ne me souviens plus très bien).
» Monsieur Eytan, vous trouvez que ça n'entaille rien, vous, Cioran ?...

Je le trouve, Monsieur Labeuche, et je ne sais du reste si l'on peut réellement parler de "nihilisme" à son propos.
Pour ce que j'en ai lu, et cela ne date pas d'hier, ça chatouille parfois agréablement la peau du fil d'un ongle bien coupé.
Ceci exprimé d'une façon probablement trop tranchée, je ne lui ai jamais trouvé assez de "puissance intellectuelle" pour ne soutenir qu'une aventure de pensée, ni d'autre part assez d'affect, de "ressenti" et de tripes pour lester suffisamment son acédie et sa supposée déréliction ; restent le style, l'agrément et, en effet, la "lisibilité".
Rien en tout cas qui ne m'ait fait l'effet, pour vous donner un exemple, du sang d'encre de Leopardi, qui corrode, annihile, néantise tout sur son passage, pour ne vouloir sauver que l'irréel et l'illusoire.
L'outrance, qui caractérise le style de Cioran, peut être à peu près tout ce qu'on veut, mais elle n'est pas philosophique. Cioran fut un poète, un mystique (déchu), un homme de lettres, une sorte de dramaturge de sa vie intérieure, mais pas un grand philosophe - trop incapable de mesure et de sobriété.
Utilisateur anonyme
24 septembre 2009, 21:59   Re : "...un doux fleurissement de la finitude."
C'est qu'il n'a jamais VOULU être philosophe ! C'eût été une escroquerie, que Cioran philosophe ! Le refus de tout système ne peut passer par la philosophie.
« […] ce qui peut susciter chez vos interlocuteurs un certain effroi face à la manière dont vous les rappelez à l'ordre et au respect. »
Le refus de tout système érigé en système et qui devrait nous perturber, allez, on vous le laisse, cher Pascal. On en reparlera, je le souhaite.
24 septembre 2009, 23:42   Quelques aphorismes
"La musique est le refuge des âmes ulcérées par le bonheur."

"Souffrir, c'est produire de la connaissance."

"Est bavardage toute conversation avec quelqu'un qui n'a pas souffert."

"Chaque être est un hymne détruit."

"Nos prières refoulées éclatent en sarcasmes."

"Nous sommes tous au fond d'un enfer dont chaque instant est un miracle."

"Plus les hommes s'éloignent de Dieu, plus ils s'avancent dans la connaissance des religions."

"Toute forme de hâte, même vers le bien, trahit quelque dérangement mental."

"Les révolutions sont le sublime de la mauvaise littérature."

"Le français est devenu une langue provinciale. Les indigènes s'en accomodent. Le métèque seul est inconsolable. Lui seul prend le deuil de la Nuance..."

"Avoir fait naufrage quelque part entre l'épigramme et le soupir !"

"Tout projet est une forme camouflée d'esclavage."

"On n'habite pas un pays, on habite une langue. Une patrie, c'est cela et rien d'autre."

"On peut tout imaginer, tout prédire, sauf jusqu'où on peut déchoir."

"On peut être fier de ce qu'on a fait mais on devrait l'être beaucoup plus de ce qu'on n'a pas fait. Cette fierté est à inventer."

"Peut-on se figurer un citadin qui n'ait pas une âme d'assassin ?"
Utilisateur anonyme
24 septembre 2009, 23:46   Re : "...un doux fleurissement de la finitude."
Refus de tout système pas du tout érigé en système.
Qui devrait perturber ? Et pourquoi pas faire jouir, aussi ?
On en reparlera, je le souhaite. Si c'est pas condescendant, ça !...
C'est un déluge qui s'abat sur mes frêles épaules, ma parole ! Allez, j'aime ça, continuons !
Utilisateur anonyme
24 septembre 2009, 23:47   Re : "...un doux fleurissement de la finitude."
Accablant, accablant... En quoi, accablant ?
Accablant de vide!
Utilisateur anonyme
24 septembre 2009, 23:58   Re : Dominici's touch
"Peut-on se figurer un citadin qui n'ait pas une âme d'assassin ?"

Et ça marche aussi avec les paysans...
Je vous prie de bien vouloir m’excuser, cher Pascal, mais : « Mais il est vrai que le refus de tout système et l'inappartenance absolue, revendiqués, ont de quoi perturber » est de vous-même…
25 septembre 2009, 00:05   Re : Quelques aphorismes
"Le refus de tout système ne peut passer par la philosophie."

Quid de Nietzsche ?

Il est vrai que l'oeuvre de Cioran est aux antipodes de la philosophie universitaire et systématique, mais pouvons-nous dire qu'elle n'est pas philosophique ? qu'elle est uniquement littéraire, poétique, autobiographique ?
25 septembre 2009, 00:07   Re : Quelques aphorismes
Accablant de vide ? Non, c'est injuste.
Utilisateur anonyme
25 septembre 2009, 00:17   Et ça, c'est accablant de vide ?
De ce pays qui fut le nôtre et qui n'est plus à personne, vous me pressez, après tant d'années de silence, de vous donner des détails sur mes occupations, ainsi que sur ce monde « merveilleux » que j'ai, dites-vous, la chance d'habiter et de parcourir. Je pourrais vous répondre que je suis un homme inoccupé, et que ce monde n'est point merveilleux. Mais une réponse aussi laconique ne saurait, malgré son exactitude, calmer votre curiosité, ni satisfaire aux multiples questions que vous me posez. Il en est une qui, à peine discernable d'un reproche, m'a tout particulièrement frappé. Vous voudriez savoir si j'ai l'intention de revenir un jour à notre langue à nous, ou si j'entends rester fidèle à cette autre où vous me supposez bien gratuitement une facilité que je n'ai pas, que je n'aurai jamais. Ce serait entreprendre le récit d'un cauchemar que de vous raconter par le menu l'histoire de mes relations avec cet idiome d'emprunt, avec tous ces mots pensés et repensés, affinés, subtils jusqu'à l'inexistence, courbés sous les exactions de la nuance, inexpressifs pour avoir tout exprimé, effrayants de précision, chargés de fatigue et de pudeur, discrets jusque dans la vulgarité. Comment voulez-vous que s'en accomode un Scythe, qu'il en saisisse la signification nette et les manie avec scrupule et probité ? Il n'en existe pas un seul dont l'élégance exténuée ne me donne le vertige : plus aucune trace de terre, de sang, d'ame en eux. Une syntaxe d'une raideur, d'une dignité cadavérique les enserre et leur assigne une place d'où Dieu même ne pourrait les déloger. Quelle consommation de café, de cigarettes et de dictionnaires pour écrire une phrase tant soit peu correcte dans cette langue inabordable, trop noble, et trop distinguée à mon gré ! Je ne m'en aperçus malheureusement qu'après coup, et lorsqu'il était trop tard pour m'en détourner ; sans quoi jamais je n'eusse abandonné la nôtre, dont il m'arrive de regretter l'odeur de fraîcheur et de pourriture, le mélange de soleil et de bouse, la laideur nostalgique, le superbe débraillement. Y revenir, je ne puis ; celle qu'il me fallut adopter me retient et me subjugue par les peines mêmes qu'elle m'aura coûtées. Suis-je un « renégat », comme vous l'insinuez ? « La patrie n'est qu'un campement dans le désert » est-il dit dans un texte tibétain. Je ne vais pas si loin : je donnerais tous les paysages du monde pour celui de mon enfance. Encore me faut-il ajouter que, si j'en fais un paradis, les prestidigitations ou les infirmités de ma mémoire en sont seules responsables. Poursuivis par nos origines, nous le sommes tous ; le sentiment que m'inspirent les miennes se traduit nécessairement en termes négatifs, dans le langage de l'auto-punition, de l'humiliation assumée et proclamée, du consentement au désastre. Un tel patriotisme relèverait-il de la psychiatrie ? J'y consens, mais je ne peux en concevoir d'autre, et, vu nos destinées, il m'apparaît — pourquoi vous le cacher ?— comme le seul raisonnable.

Cioran, Histoire et Utopie, p.9-11, Gallimard, 1960
Utilisateur anonyme
25 septembre 2009, 00:20   Re : Et ça, c'est accablant de vide ?
Je vous prie de bien vouloir m’excuser, cher Pascal, mais : « Mais il est vrai que le refus de tout système et l'inappartenance absolue, revendiqués, ont de quoi perturber » est de vous-même…
Absolument, Cher Éric. Et cela ne fait pas un système pour autant. Et je maintiens : cela a de quoi perturber. Ce qui n'est pas incompatible avec la jouissance, bien au contraire.
Voilà le sens de mon modeste propos, absolument pas contradictoire, m'est avis.
Utilisateur anonyme
25 septembre 2009, 00:26   Re : Et ça, c'est accablant de vide ?
Cher Olivier, on peut dire que l'oeuvre de Cioran est philosophique comme celle de La Rochefoucauld peut l'être, par exemple, ni plus ni moins, c'est-à-dire qu'elle n'est pas créatrice de concepts suite à une Question (à ne pas confondre avec "interrogation"), un Problème, dans un champ d'immanence, pour reprendre la définition deleuzienne de la philosophie (je cite de mémoire, je demande donc de l'indulgence).
Quant à Nietzsche, je n'en parlerai pas car je ne maîtrise pas assez le sujet, hélas !... (Je n'ai lu que Par-delà le bien et le mal et Aurore). Mais je veux bien admettre que je n'aurais peut-être pas dû affirmer cette généralité. Pour Cioran, en revanche, je maintiens : son refus catégorique de tout fondement de système, son obsession de laisser l'humeur, forcément changeante, s'exprimer dans son oeuvre au même titre que ses réflexions, le chassent de la philosophie (bien qu'il eût suivi des études poussées de philosophie, ayant même enseigné cette matière pendant... un an, seul emploi de sa vie !).
Le refus de tout système ne peut passer par la philosophie.


Voilà une déclaration qui ne peut engager que vous, cher Pascal. Pour ma part, je serais tenté d'affirmer que le refus ultime de tout système définit la philosophie !

Mais votre défense de Cioran est absolument passionnante.
« Mais votre défense de Cioran est absolument passionnante. »

Sans compter que c'est seulement d'un bras et que sur un autre front il doit protéger Simenon...
» et que ce monde n'est point merveilleux

Pauvre Cioran.

Utilisateur anonyme
25 septembre 2009, 10:53   Re : "...un doux fleurissement de la finitude."
Par ce monde, Cher Bernard, il entendait son monde d'adoption, à savoir la France des Trente Glorieuses. Pas le cosmos ou la planète Terre...
« Ce monde ne mérite pas d'être connu. »

Allez savoir...
Mais justement, cher Pascal, la France des Trente Glorieuses, lui faire la moue, souffrez donc que certains y voient un manque de tact... Enfin Pascal.. les Trente Glorieuses....Françoise Sagan, Sylvie Vartan, les chaises en formica aux pieds en tube chromés, les avenues de Paris à la chaussée encore toutes pavée craquant sensuellement sous les pneumatiques des Floride Renault crème-de-lait décapotables au toit sang-de-bœuf, les soirées avec Pierre Sabag et Catherine Langeais à la télévision en noir et blanc, et La Vie des Animaux de Claude Darget le samedi soir avant l’ébouillantement du grand bain hebdomadaire et le bling bling à bas couturés pour les dames survêtues de manteaux de teinte ivoire moirée, boutonnés par des roses de résine bleu marine, et à paletot à col en fourrure de chien compressée, noir de jais, pour les messieurs aux tempes encore gominées, tous agents d’assurance portant leur maroquin sous le bras… Quand les platanes de Paris avaient toutes leurs dents et que la capitale raillait encore ses provinciaux… Quand Paris sous la pluie donnait envie d’aimer… Quand tout édifice parisien était encore une perle grise de l’esprit… Qu'il se soit trouvé un homme, ne serait-ce que pour avoir eu le temps, de faire la moue à toute cette jeunesse active et respectueuse, généreusement embarquée dans la vie moderne, qui avait pour s'égayer, se déployer et engendrer les générations futures tout le vide de la Place de la Concorde libérée...

Cioran était un homme très en avance sur son temps: dès les années 50, il bêchait.
Messiaen, Bresson, Soulages...sans parler d'hôtes illustres, Picasso, Chagall, Beckett...
Je préfère, Cher Pascal, ne pas m'aventurer dans un débat sur le statut de Cioran du point de vue des catégories d'usage. Cela nous mènerait à des questions certes passionnantes - où commence et finit la philosophie ? - mais pour le moins ardues.

Je me souviens tout à coup de cet avis proféré par Baudelaire et qui dit en substance : la vraie (ou la grande) poésie est nécessairement philosophique. N'est-ce pas vrai aussi du grand moralisme (La Rochefoucauld, Chamfort), de la grande littérature d'introspection, du grand roman, etc ? Les journaux de Renaud Camus ne sont-ils pas éminement philosophiques ?

A cet égard, ce qui, dans l'oeuvre de Cioran, est philosophique (même si, vous avez raison, aucun projet de système intellectuel ne l'anime) peut être jugé à l'aune de ce que l'on considère, non pas comme la vérité, mais comme une expression complexe et profonde du réel.

Pour le dire autrement, les aphorismes de Cioran ne sont pas exemptés d'une critique philosophique parce qu'ils sont nés de la tempête intérieure et de l'excitation nerveuse. Et force est de reconnaître que, s'il est profondément injuste d'affirmer que ses écrits sont vides et communs (opinion de lecteurs étrangers à une certaine forme de souffrance, selon moi), force est de reconnaître qu'on trouve dans ses livres de la "deuxième période" de nombreux signes de rabachage stérile et de suffisance - ce qui veut dire : un affaiblissement de la pensée.

Ce jugement (discutable, je l'admets) n'est pas une remise en cause du génie cioranien, mais l'émission d'un doute sur la probité de l'auteur. Tout ce qu'il a publié ne méritait pas de l'être. Certaines de ses formules, un peu trop faciles, un peu trop creuses, auraient fini au fond de la corbeille d'un écrivain plus exigent (et je ne pense pas à ces anecdotes, ces aveux, ces petites fulgurances comico-tragiques, qui sont le sel de son oeuvre).
Utilisateur anonyme
25 septembre 2009, 22:25   Re : "...un doux fleurissement de la finitude."
Tout ce qu'il a publié ne méritait pas de l'être.
Cher Olivier, de quel auteur pourrait-on dire unanimement que rien n'est à jeter ?

l'émission d'un doute sur la probité de l'auteur
Je vous rappellerai que ses Cahiers n'ont pas été publiés de son vivant, car il jugeait que cet écrit-là n'était qu'un brouillon, de la boue : tout ce qu'il a publié de son vivant était donc jugé par lui digne d'être publié. D'ailleurs, je place ses _Cahiers_, dans mon coeur sinon dans mon esprit, au sommet de son oeuvre. Et quel plus mauvais juge d'une oeuvre que son auteur ? Voltaire ne pensait-il pas être célébré par la postérité pour son oeuvre dramaturgique ?....

force est de reconnaître qu'on trouve dans ses livres de la "deuxième période" de nombreux signes de rabachage stérile et de suffisance - ce qui veut dire : un affaiblissement de la pensée.
Je ne suis évidemment pas d'accord. Moi, ce que vous appelez "rabâchage", je l'appelle "variations" autour de thèmes persistants, obsédants, presque au sens musical du terme.

où commence et finit la philosophie ?
J'avoue que Deleuze a durablement façonné ma "perception" de la philosophie, par son Abécédaire et Qu'est-ce que la philosophie ?, j'ai du mal à pouvoir qualifier de "philosophique" ce qui sort du champ de sa définition. Mais mon visionnage de ceci et ma lecture de cela commencent à dater, il me faudrait m'y replonger.
Et bien sûr que l'on trouve de la philosophie ailleurs que dans la philosophie à proprement parler, dans la littérature, où "percepts" et "concepts" (encore la terminologie deleuzienne) peuvent merveilleusement cohabiter et s'alimenter mutuellement.
Je n'ai rien à ajouter à la conclusion d'Olivier, qui me semble excellente.

Après vérification, Jouhandeau ne parle pas d' "enclouage", plutôt christique, mais d' "enclouure", ce qui change tout.

Elle est étonnante, cette nébuleuse de l'Aigle ; on dirait vraiment le Démiurge orchestrant à grands pas son Œuvre en soi-même.
"Moi, ce que vous appelez "rabâchage", je l'appelle "variations" (...)"

Ah ! Très fort ! C'est ce qui s'appelle aimer un auteur et, peut-être, la seule façon d'aimer. Tout auteur est justifié, qui sait se faire aimer au point d'inspirer à ses lecteurs des "excuses" qui rappellent celles de certaines mères, jamais à court de retournements pour plaider la cause de leur garnement. Cioran m'a toujours très profondément ennuyé mais ses zélateurs toujours ravi.
Utilisateur anonyme
25 septembre 2009, 22:45   Re : "...un doux fleurissement de la finitude."
Bon, je n'aurai convaincu personne...
Vous nous avez convaincu de votre goût. A quoi d'autre aspirer ?
Utilisateur anonyme
25 septembre 2009, 22:50   Re : "...un doux fleurissement de la finitude."
C'est un moindre mal, Cher Orimont...
Cher Pascal, nous conversons - en bon Français ! Cela nous suffit.

Malgré mes critiques, je ne peux pas dire que Cioran m'ait jamais ennuyé, au contraire. Il ne faut pas sous-estimer la dimension musicale de son oeuvre. Elle accompagne les temps de souffrance. (Cette remarque corrobore d'ailleurs votre idée de "variation").

"De quel auteur pourrait-on dire unanimement que rien n'est à jeter ?" demandez-vous.
Certes, si nous fouillons dans les notes intimes, les brouillons ou les petits écrits de circonstance des classiques, nous pouvons toujours trouver des choses "à jeter"; mais si nous nous limitons à leur oeuvre "finie", sans mauvaise foi aucune j'ai en tête beaucoup de noms d'auteurs dont les ouvrages sont, à mon humble avis, parfaits (à commencer par Chamfort, dont nous parlions plus haut).
Dans les 25 volumes des oeuvres complètes de Joseph Conrad, on ne trouverait rien à jeter, ni dans sa correspondance, voire non plus dans les évocations de son pays natal lors du voyage qu'il y fit, thème qui aurait pourtant tout pour ennuyer. Pas une page, un paragraphe, une ligne de cette oeuvre qui déçoive, soit superflu. Comment a-t-il fait pour maintenir et entretenir dans la totalité de cette oeuvre cette variété et cette sobre clarté évocatrice, cette radicale absence de répétition de tournure ou de redite qu'on est obligé, tôt ou tard, de pardonner à tous les écrivains que nous aimons ? Lui ne faillit pas, ne chute jamais dans lui-même et demeure un entier mystère, d'une discrétion littéraire absolue, se coulant dans les mots et les tropes tel un chat entre des objets uniques et précieux pour ne jamais revenir sur ses pas.
"- Les Français, tu sais, ils n'ont pas besoin d'expérience. Les jugements, chez eux, précèdent l'expérience. Quand nous sommes arrivés là-bas, ils n'avaient pas besoin d'informations. Ils étaient déjà bien informés que le stalinisme est un mal et que l'émigration est une tragédie. Ils ne s'intéressaient pas à ce que nous pensions, ils s'intéressaient à nous en tant que preuves vivantes de ce qu'ils pensaient, eux. C'est pourquoi ils étaient généreux envers nous et fiers de l'être. Quand, un jour, le communisme s'est écroulé, ils m'ont regardée, fixement, d'un regard examinateur. Et alors quelque chose s'est gâté. Je ne me suis pas comportée comme ils s'y attendaient."

Ele boit du vin ; puis : "Ils avaient fait vraiment beaucoup pour moi. Ils ont vu en moi la souffrance d'une émigrée. Puis le moment est venu où je devais confirmer cette souffrance par la joie de mon retour. Et cette confirmation n'a pas eu lieu. Ils se sont sentis trompés. Et moi aussi car, entre-temps, j'avais pensé qu'ils m'aimaient non pour ma souffrance mais pour moi-même."

Elle lui parle de Sylvie. "Elle était déçue que je ne sois pas accourue dès les premiers jours à Prague sur les barricades !
- Les barricades ?
- Bien sûr qu'il n'y en avait pas, mais Sylvie les imaginait. Je n'ai pu venir à Prague que plusieurs mois plus tard, après coup, et j'y suis restée alors un certain temps. Quand je suis retournée à Paris, j'ai senti un besoin fou de parler avec elle, tu sais, je l'aimais vraiment et j'aurais voulu tout lui raconter, discuter de tout, du choc de rentrer au pays après vingt ans, mais elle n'avait plus grande envie de me voir.
- Vous vous étiez brouillées ?
- Mais non. Tout simplement, je n'étais plus une émigrée. Je n'étais plus intéressante. Donc, peu à peu, gentiment, avec le sourire, elle a cessé de me rechercher."

Milan Kundera - L'ignorance (2000)

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N'y a-t-il pas un peu de cette tournure d'esprit pour expliquer le "jusqu'au boutisme" de certains Français à l'égard de la diversité, tel qu'évoqué très justement par Cassandre dans un autre fil ? Comme s'il était impossible à ceux-là de renoncer à leurs jugements ("le pauvre immigré victime de la colonisation"), quand bien même l'expérience quotidienne aurait rendu complètement obsolète de telles visions ?
D'accord avec vous, Orimont. C'est, je crois, la même chose qui est à l'œuvre quand des membres de la grande bourgeoisie française cultivée recevaient dans leurs salons et subventionnaient des artistes et des écrivains qui appelaient à les révolvériser.
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