Francis Marche écrivait:
-------------------------------------------------------
> J'ai essayé sans succès de vous transmettre en
> privé (par la fonction "Messages privés" du
> forum), le message suivant, que je suis ainsi
> amené à passer dans le public. Que
> l'administrateur du forum et ses liseurs veuillent
> m'en excuser.
>
> Bonsoir cher Mélophile,
>
> Je m'apprêtais à vous écrire sur le forum public
> en vue de compléter nos échanges sur le désert, le
> Brésil, Lévi-Strauss et Chopin, quand je suis
> tombé sur ceci: Musique pianistique par des
> compositrices brésiliennes que je vous invite à
> écouter. Je découvre la pianiste Luciana Soares.
> Vous conviendrez avec moi que dans tout ce disque,
> s'entendent les mélodies des études et préludes de
> Chopin sans qu'aucune oeuvre du compositeur
> polonais ne soit présente dans ces
> enregistrements. Certains musicologues avaient
> relevé ce fait: la musique de Carlos Jobim, par
> exemple, est "orientée Chopin", c'est,
> semble-t-il, les accords de samba qui rappellent
> les quartes chopiniennes en mineur.
>
> Alors quid de notre Lévi-Strauss au Mato Grosso ?
> et bien à ce que je vous avais écrit en public sur
> la désertification culturelle que produisent les
> déserts et le dépérissement des pousses récentes
> de la culture au profit d'une remontée illusoire
> dans ses profondeurs, je dois ajouter qu'il n'est
> pas exclu que notre ethnologue, à la faveur de
> veillées à la guitare ayant ponctué son périple,
> ait été contaminé par la samba et les airs
> populaires du pays, comme chacun l'est
> naturellement par la chanson et la musique
> populaire, et que cette "infection des oreilles"
> ait ramené à la surface de sa conscience, tout
> naturellement un vieux fond culturel ancien qu'il
> fût vraisemblablement le seul à posséder en propre
> en ce lieu et à ces moments: Chopin qui, samba
> aidant, supplanta Pelléas et Mélisandre.
>
> F.M.
Cher Francis Marche,
Votre message était bien passé par le canal "personnel". Je suis heureux que vous reveniez sur ce fil.
Je viens d'écouter cette collection de pièces. Je n'ai lu le texte de la pochette qu'ensuite. Que vous dire ? Sans indication préalable sur les dates il paraît évident que l'ensemble, somme toute assez homogène, relève du XXe siècle. Toutefois je n'aurais pas parié pour des dates aussi récentes (années 1960 à 1978) ! On n'est pas très étonné d'apprendre ensuite que l'apprentissage musical faisait en quelque sorte partie de la dot des jeunes filles, tant l'impression nous quitte rarement d'entendre des exercices parfois un peu savants, quelques fois jolis mais souvent vite lassants. Finalement il n'y a qu'assez peu de racines brésiliennes, dans tout ça, en tout cas pas autant que par exemple chez Albeniz d'espagnoles: quelques effluves et, à la main gauche, quelques rythmes des danses locales. On entend surtout des influences "impressionnistes" (sauf dans le cas des "suites" à la Bach carabinées de musiques de foire), quelques citations extrême-orientales ou jazzistiques, un peu de cabaret ou de comédie musicale. Le disque est amputé des œuvres de Chiquinha Gonzagua, apparemment seule représentante du XIXe siècle, et de ses matchiches. Dommage ! Clarisse Seite, très impressionniste, semble la plus consistante. Ceci dit le texte voit du folklore partout et ne semble voir que ça, donc il ne faut pas se fier à mes impressions, d'autant que je dois avouer une durable rétivité à la musique brésilienne - à la "bossa" en tout cas, car j'ai entendu des choses populaires antérieures (ou désormais reléguées par ce genre internationalisé), un peu plus rustiques, offrant en tout cas d'autres rythmes, et d'autres sentiments qu'une langueur suave.
Et Chopin dans tout ça ? Je ne le vois pas ou plutôt ne l'entends pas dans ce disque (sauf qu'à bien trier on finit sans doute par trouver quelques accords, ce qui n'est pas étonnant à posteriori et surtout en un siècle friand de compilation, de citations et de parodie). On y entendrait plutôt Debussy et une forte influence de son temps. J'espère en tout cas que Lévi-Strauss avait des sambas plus saignantes à son feu de camp, pour ne parler que des danses… Je n'y vois pas Chopin, surtout, pour n'y rien sentir de l'immédiate communion presque amicale - gardons quelque pudeur - qui me le rend à la fois si familier et si interrogatif, et par conséquent (et pourtant) infiniment recommençable (par les pianistes qu'il faut, s'entend). Ces musiques restent de petits objets tout en leur surface, n'ouvrent sur rien, n'invitent à rien qu'à une délectation de collectionneur avisé, elles sont au pire de l'"entertainment" et au mieux un catalogue d'amusements savants et de vignettes vaguement folklorisantes qui - en l'occurrence - aseptisent quelque peu les danses populaires qu'elles réemploient. Elles ne touchent pas, surtout. Enfin, pas moi.
Tout le contraire de Chopin (sans parler de dimension, bien sûr). Je ne pense pas que l'on puisse facilement le résumer à des fins de comparaison. C'est d'ailleurs un cas à part dans l'histoire musicale: on ne repère pas si facilement ses tenants et aboutissants, et on ne saurait le réduire à quelque sentiment national, ni à quelques mélodies en apparence faciles, ni à des figures de composition (accords etc.), encore moins et malgré les Polonaises etc. à un folklore. Bien au contraire j'ai le sentiment d'une âme (la sienne) assez universelle, je cherchais un autre mot mais tant pis, pour être proche de chacun, donc assez finement consciente de tout son clavier intérieur, si je peux dire, pour que chacun nous y reconnaissions le petit air qui ce jour-là, à cette heure, nous fait dire: c'est cela même. L'appel que nous pouvons parfois ressentir d'en entendre - plutôt que de tout autre compositeur - tient à ce qu'avec lui nous savons que nous allons nous plonger en nous-mêmes, sans passer à chaque fois par les mêmes eaux. Que nous pourrons encore un peu nous y retrouver, redécouvrant des fugacités, ou laissant encore une fois vibrer un trait familier, sans qu'il soit pourtant jamais question de dresser une carte ou un mode d'emploi. Les mélodies auxquelles on pourrait trop vite le résumer ne déméritent pas de cette subtilité. Elles la ramassent. Il fait partie des rares qui vous emmènent "où ils veulent" comme me le disait un ami. Que voulez-vous, j'ai beau chercher, je ne connais pas tant de mondes aussi accueillants (alors, dans l'exil, n'est-ce pas...). Je n'aurais sans doute pas fait la même découverte que l'ethnologue car je n'aurais jamais douté sur ce point. Encore que, sur une échelle d'intensité…
Au feu de camp dans la brousse aussi bien qu'à la ville, donc, je n'entre toujours pas dans vos raisons qui feraient, aux oreilles de l'ethnologue exilé, Chopin "supplanter" Debussy (chez un pourtant loyal sectateur de sa modernité) à la faveur soudaine d'enivrantes sambas - lesquelles au fait et heureusement n'étaient sans doute pas passées par le conservatoire. C'est sans doute que je n'ai jamais pensé non plus que celui-ci eût jamais "enterré" ou "renversé" celui-là, puisque je n'ai guère la fibre historiciste, et que je mettrais joyeusement tout mon petit monde à la même heure (ce que nous faisons tous un peu, privilège des tard venus). Lévi-Strauss redécouvre ou découvre enfin un compositeur, à la faveur de l'éloignement: il n'est pas question de supplantation, surtout régressive. Disons que dans sa tête "les pendules", qui n'existent pas vraiment en ces matières, sont "remises à l'heure", comme dans l'expression. Et pourquoi après tout l'infection - disons plus gentiment la fièvre - des sambas, non nécessaire à mes yeux, n'y aurait-elle pas aidé ?
Pensez-vous au fond que l'art va s'améliorant, et qu'un siècle déclasse l'autre ? Ou bien c'est Chopin en particulier que vous trouvez léger ?
Corrigé: Lévy dans Lévi-Strauss...