Résistance aux liberticides : l'exemple de la presse danoise

Il y a des jours où je voudrai bien être un journaliste danois....(article paru ce jour dans le quotidien suisse "Le Temps").



"DANEMARK. Dix-sept quotidiens ont publié mercredi les caricatures du Prophète afin de soutenir le dessinateur menacé de mort."
Antoine Jacob, Riga
Jeudi 14 février 2008

"Grands lecteurs de journaux, les Danois n'ont guère pu échapper aux caricatures du prophète Mahomet, hier en feuilletant leurs gazettes favorites. Dix-sept quotidiens nationaux et régionaux, toutes tendances confondues, gratuits compris, ont publié un ou plusieurs des dessins à l'origine d'une polémique d'ampleur mondiale, il y a deux ans. La caricature la plus reproduite, hier, est une tête ronde de Mahomet en forme de bombe, avec une mèche enflammée au sommet d'un turban noir.

Pourquoi une telle initiative éditoriale, alors que la tempête provoquée par ces dessins avait fini par se calmer au fil des mois? C'est que l'auteur du croquis à la bombe, le dessinateur Kurt Westergaard, a échappé à un complot visant à l'assassiner. C'est, du moins, la conviction de la police du royaume. Mardi matin, elle a arrêté trois musulmans qui, selon elle, voulaient attenter à la vie du Danois âgé de 73 ans. Les préparatifs n'en étaient qu'à leurs débuts. La police a expliqué avoir préféré intervenir rapidement plutôt que de jouer avec le feu.

Cette nouvelle a choqué bon nombre des 5,5 millions de Danois, qui pensaient en avoir fini avec «l'affaire des caricatures». Quelques mois après leur publication dans le journal Jyllands-Posten fin 2005, le pays s'était retrouvé au cœur d'un maelström qui lui avait complètement échappé. Des drapeaux rouge et blanc du royaume avaient été brûlés dans le monde musulman. L'effigie du premier ministre, le libéral Anders Fogh Rasmussen, incendiée. Les produits danois boycottés.

Puis les choses s'étaient tassées. A Copenhague, on s'était efforcé de tirer les leçons de la crise, on avait renoué le dialogue avec des organisations musulmanes. Et voilà que la police déjoue un projet d'attentat visant un dessinateur, contraint depuis novembre dernier à changer régulièrement de domicile en catimini. D'où la décision des 17 quotidiens de publier, par solidarité avec Kurt Westergaard, certaines des caricatures qui, en 2006, avaient suscité un vaste débat sur la liberté d'expression et l'attitude à adopter face aux mécontentements de musulmans offusqués.

Même Berlingske Tidende s'est joint aux autres journaux. Il s'était refusé jusqu'à présent à reproduire les croquis de Mahomet. «Indépendamment des discussions de 2006 sur la liberté et le devoir d'expression, sur la provocation et la tolérance, il est inacceptable qu'un dessinateur danois soit la cible d'islamistes fanatiques», explique-t-il à ses lecteurs.

Un autre Danois croyait, lui aussi, que la crise des caricatures était «close». C'est Kassem Ahmad, le président de la Communauté islamique, la plus influente organisation musulmane du royaume. Mardi, il tentait encore de s'en persuader. «La liberté d'expression existe au Danemark [...]. Cela ne sert pas notre cause que certains veuillent se faire justice», assurait-il. Mercredi, le ton a changé; l'organisation s'en est prise à la volonté des autorités danoises d'expulser deux des trois personnes arrêtées vers la Tunisie, leur pays d'origine. En vertu d'une loi adoptée après les attentats du 11 septembre, Copenhague peut recourir à une telle procédure sans avoir à organiser un procès sur son territoire. «Une injustice aussi criante ne pourrait qu'alimenter la radicalisation» des musulmans danois, avertit la Communauté islamique. «Nous craignons de perdre le contrôle.»

A l'étranger également, les esprits commencent de nouveau à s'échauffer. En Indonésie, un dirigeant de Nahdlatul Ulama, qui compte 50 millions de membres musulmans, a dénoncé la décision des journaux danois de publier les caricatures. Et ce responsable de demander l'incarcération des dessinateurs. Dans ses informations en arabe, la chaîne de télévision Al-Jazira a placé le sujet parmi ses principaux titres.

Le Ministère danois des affaires étrangères estimait mercredi que la situation restait sous contrôle. Pour combien de temps? A Copenhague, Kåre Bluitgen, un auteur de livres sur Mahomet, a décidé de publier, comme prévu, un nouvel ouvrage sur le sujet le 14 mars. Avec des dessins du Prophète, mais «pas des satires», assure-t-il. «Si nous cédons aux menaces, tout est perdu.» "







"La Bibliothèque royale veut acquérir les dessins
Antoine Jacob
Les caricatures de Mahomet font d'ores et déjà partie du patrimoine danois. Les originaux des dessins qui avaient suscité la polémique il y a deux ans pourraient trouver prochainement leur place dans les archives de la très honorable Bibliothèque royale, à Copenhague. Ainsi en a-t-elle décidé en janvier. «Nous espérons pouvoir préserver toutes les caricatures pour l'avenir. Ces dessins font désormais partie de l'histoire danoise», a expliqué une porte-parole, Jytte Kjaergaard, au journal Avisen. Pas question pour l'institution de débourser la moindre couronne dans cette opération. «Nous menons un dialogue avec les dessinateurs, afin qu'ils fassent des donations», a précisé la porte-parole. A l'en croire, certains d'entre eux ont donné leur accord. D'autres ont déjà vendu leurs œuvres à des collectionneurs privés. Mais ces derniers pourraient avoir l'idée de les transmettre à la Bibliothèque royale, a suggéré Jytte Kjaergaard... En revanche, la direction n'envisage pas d'exposer les caricatures. Du moins, «pas dans un futur proche»: «Ceux qui veulent voir les caricatures peuvent les trouver sur Internet. Voir les originaux n'apporte rien de particulier.»"