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Aveuglement, la méthode

Envoyé par Thomas Rhotomago 
22 décembre 2009, 18:14   Aveuglement, la méthode
"En d'autres cas il [Sartre] s'acharnait ; au point que, si je le traquais, il n'hésitait pas à jeter le bon sens par-dessus bord. Il tenait, je l'ai dit, à sauver la réalité de ce monde ; il affirmait qu'elle coïncide exactement avec la connaissance que l'homme en a; s'il eût intégré au monde les instruments mêmes de cette connaissance, sa position eût été plus solide, mais il refusait de croire à la science, si bien qu'un jour je l'acculai à soutenir que les cirons et autres animalcules invisibles à l'oeil nu tout simplement n'existent pas. C'était absurde, il le savait, mais n'en démordit pas car il savait aussi que lorsqu'on tient un évidence, fût-on incapable de la justifier, il faut s'y agripper contre vents et marées, contre la raison même." (Les protagonistes ont entre 20 et 25 ans, au début des années trente.)


Simone de Beauvoir - La force de l'âge
22 décembre 2009, 20:10   Re : Aveuglement, la méthode
Notez que la méthode inverse existe également : s'arc-bouter sur l'irréfragable existence des cirons afin d'en mieux évaporer le point de vue particulier d'où celle-ci est considérée.
"Nous en vînmes à poser la question : Pouvons-nous nous contenter de sympathiser avec la lutte menée par la classe ouvrière ? ne faudrait-il pas y participer ? Plus d'une fois, pendant ces années [1930-1935], Sartre fut vaguement tenté d'adhérer au P.C. Ses idées, ses projets, son tempérament s'y opposaient ; mais s'il n'avait pas moins que moi le goût de l'indépendance, il possédait bien davantage le sens de ses responsabilités. Ce jour-là nous conclûmes - nos conclusions étaient toujours provisoires - que si on appartenait au prolétariat, il fallait être communiste, mais que sa lutte, tout en nous concernant, n'était quand même pas la nôtre ; tout ce qu'on pouvait exiger de nous, c'était de toujours prendre parti pour lui. Nous avions à poursuivre nos propres entreprises qui ne se conciliaient pas avec l'inscription au parti."

Op. Cit.
"[1933] Notre attention se concentrait sur les faits qui se passaient tout près de nous, en Allemagne : comme toute la gauche française, nous les considérions avec une assez grande sérénité. [suivent deux pages sur ce thème] Tous étaient convaincus qu'on ne pouvait envisager l'éventualité d'une guerre sans faire le jeu de la droite. [...]

[...] Moi, je poursuivais avec entrain mon rêve de schizophrène. Le monde existait, à la manière d'un objet aux replis innombrables et dont la découverte serait toujours une aventure, mais non comme un champ de forces capables de me contrarier. [...]

[...] Mais les articles politiques m'assommaient, je m'y noyais ; pour éclairer les faits où je ne voyais qu'un fatras, il aurait fallu anticiper l'avenir : je ne voulais pas. L'avenir lointain, j'y croyais : il était déterminé par une dialectique qui finalement donnerait raison à mes révoltes, à mes attentes. Ce que je n'acceptais pas, c'est qu'au jour le jour, dans ses détails et ses détours, l'histoire fût en train de se faire et qu'un lendemain imprévu s'indiquât à l'horizon sans mon aveu. Le soin que j'avais de mon bonheur m'imposait d'arrêter le temps, quitte à me retrouver quelques semaines, quelque mois plus tard dans un temps autre, mais également immobile, sans menace."

Op. Cit.
27 décembre 2009, 18:49   Sartrana
"Il [Michel Collinet] voyait de loin en loin Jacques Prévert et, une fois, il aperçut Gide ; mais il cultivait l'ellipse et ne raconta rien, sinon que Gide était fort habile au yo-yo : c'était le jeu à la mode et même il faisait fureur. Les gens se promenaient dans les rues, un yo-yo à la main. Sartre s'y exerçait du matin au soir avec un sombre acharnement."

"J'aimai Saint-Malo, ses étroites rues provinciales où la rumeur de la mer avait fait lever, jadis, des corsaires. Des vagues café au lait battaient le grand Bé, c'était beau ; mais le tombeau de Chateaubriand nous sembla si ridiculement pompeux dans sa fausse simplicité que, pour marquer son mépris, Sartre pissa dessus."

Op. Cit.
27 décembre 2009, 19:33   Re : Aveuglement, la méthode
On a envie de relire les Mémoires d'outre-tombe, pour le style, pour Saint-Malo, pour le plaisir.
27 décembre 2009, 21:04   Re : Aveuglement, la méthode
On s'y emploiera, Florentin, on s'y emploiera.

Cependant, la lecture des mémoires de Simone de Beauvoir me semble assez fructueuse pour faire la généalogie d'une certaine tournure d'esprit qui, dût-on le déplorer, a bel et bien façonné les esprits - et en profondeur - jusqu'à rendre possible la situation actuelle.

On distingue :

- une capacité à "s'agripper [à une théorie quelconque] contre vents et marées, contre la raison même" ("méthode globale", immigration)

- un engagement à prendre parti pour un groupe quelconque sans y appartenir (féministes soutenant la bâche),

- une croyance à un "avenir lointain" qui nous donnera raison et au nom d'un confort immédiat, sans tenir compte de la réalité présente (avenir radieux du métissage et, en attendant, fête à tous les étages),

- lequel confort se soulage sans risque dans la haine de soi.

- ambivalence des attractions, révélée par l'examen des goûts et pratiques culturelles à cette époque, ainsi conclu : "C'est ainsi que, paradoxalement, nous étions attirés par l'Amérique [cinéma, littérature, musique, paysage, absolument tout] dont nous condamnions le régime, et l'URSS où se déroulait une expérience que nous admirions nous laissait froids [la propagande a tout avalé, le cinéma, la littérature, tout.]"

Et dire que de telles façon de voir et de raisonner, appelées à s'incruster si durablement dans les cervelles, apparaissent dans les années trente chez des jeunes gens fraîchement diplômés !

Personnellement, Simone de Beauvoir m'est nettement moins antipathique que son alter ego (définitivement croqué par Jacques Laurent dans son irrésistible Paul et Jean-Paul.) Je suis sensible à une certaine drôlerie (évidemment involontaire) à suivre les pérégrinations de Simone et JP, qui ne manquent pas de me rappeler un autre terrible couple : Bouvard et Pécuchet. Mais Simone de Beauvoir a pour elle, à mes yeux, une forme appréciable de sincérité, servie par une langue bellement tranchante. A la lire, on se renseigne bien sur ces années.
27 décembre 2009, 22:26   Re : Aveuglement, la méthode
Je suis très content de lire ces extraits. J'avais, il y a une quarantaine d'années, lu toute la série avec plaisir et beaucoup d'intérêt, mais sans le moindre recul : ces positions intellectuelles, et en particulier politiques, étaient en gros les miennes, cette façon de vivre et d'aimer était celle à laquelle j'aspirais. Aujourd'hui, tout cela me paraît, comment dire, exotique... Je garde cependant un vif souvenir du plaisir que cette lecture me procura, qui fut suivie de celle de La Vieillesse un livre qui venait de paraître et que je trouvai passionnant.
28 décembre 2009, 00:35   Re : Aveuglement, la méthode
Je n'ai pas un mot à changer à ce que vous écrivez, cher Marcel, pour dire quelle fut ma lecture de Beauvoir. Nous avons d'ailleurs dû être quelques uns...
28 décembre 2009, 01:02   Re : Aveuglement, la méthode
Chers Eric et Marcel, j'ai beau essayer, je n'arrive pas à vous imaginer pissant sur le tombeau de Chateaubriand.
28 décembre 2009, 02:51   Beauvoir
Quant à moi, je recommande toujours : "Une Mort très douce", que je trouve remarquable.
28 décembre 2009, 10:06   Re : Aveuglement, la méthode
Vous avez raison, cher Olivier, pisser sur la tombe de Chateaubriand me paraît sot et de mauvais goût : un acte de potache boutonneux, mal dégrossi et bête, auquel je ne me serais jamais abaissé, même à quinze ans. Mais ça, c'est du Sartre, pas du Beauvoir.
28 décembre 2009, 10:16   Re : Aveuglement, la méthode
Cher Olivier, je lisais Beauvoir avec le plaisir et l'intérêt dont parle si bien Marcel mais je trouvais déjà le geste de Sarte ridicule. Comme de plus, je suis malouin pure souche depuis la nuit des générations ( quoique vivant actuellement dans le Vercors ), vous imaginez ma vénération pour Chateaubriand. Les jeux d'enfant du grand écrivain sur la plage furent ceux de tous les petits malouins ( l'anecdote de la petite fille sur les brise-lames prés de la porte St Thomas et bien d'autres ). Mon regretté paternel nous emmenait à Combourg et nous faisait visiter le chateau Les Mémoires en main. Alors, pisser sur le grand Bé, c'est un truc pour conceptuel parisien.
28 décembre 2009, 13:02   Re : Aveuglement, la méthode
"je pense à l'amour de Simone de Beauvoir pour l'écrivain américain, amour sacrifié sans remords (...)"

M'enfin, Anna ! Ne me racontez pas la suite du film ! Je découvre, moi !
28 décembre 2009, 19:52   Re : Aveuglement, la méthode
Quel chance, d'avoir eu un père lecteur de Chateaubriand. Dans ces conditions, évidemment, les potacheries sartriennes...
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