Cher M. Bolacre,
vos inquiétudes m'évoquent irrésistiblement les analyses de Heidegger. Voici une citation, à peu près au hasard. Je ne sais si vous la trouverez trop longue (c'est une facilité et une paresse intellectuelle de citer à tour de bras, mais après une journée de travail - après une journée de ce que le travail humain est devenu , c'est-à-dire une illustration épuisante, asséchante, désespérante et involontairement comique de l'oeuvre de Kafka - je ne me sens pas , hélas, de taille à tenter ne serait-ce qu'une paraphrase ... mais avec mes propres mots) ou trop courte (la pensée de Heidegger, comme toute pensée digne de ce nom, se prête peu au découpage et à la lecture hâtive, facile alors à taxer de charabia ).
J'extrais cette page du discours " Pourquoi des poètes?" prononcé en 1946 à la mémoire de R.M.Rilke, pour le vingtième anniversaire de sa mort, et publié dans les "Chemins qui ne mènent nulle part" ("Holzwege") , trad. française de W. Brokmeier, Gallimard, 1962, pp.240-241:
«Ce n'est pas la bombe atomique, dont on discourt tant, qui est mortelle, en tant que machine toute spéciale de mort. Ce qui depuis longtemps déjà menace l'homme de mort, et non pas d'une mort quelconque, mais de celle de son essence humaine, c'est l'inconditionnel du pur vouloir, au sens de l'auto-imposition délibérée en tout et contre tout. Ce qui menace l'homme en son être, c'est cette opinion qui veut se faire accroire à elle-même, et selon laquelle il suffit de délier , de transformer, d'accumuler et de diriger pacifiquement les énergies naturelles pour que l'homme rende la condition humaine supportable pour tous et, d'une manière générale "heureuse". Mais la paix de ce "pacifiquement" n'est rien d'autre que la fièvre non troublée de la frénésie de l'auto-imposition orientée uniquement sur elle-même. Ce qui menace l'homme en son être, c'est cette opinion selon laquelle la réalisation de la production absolue pourrait être risquée sans danger, à condition de conserver, à côté de cela, leur valeur à d'autres intérêts, par exemple ceux d'une croyance religieuse. Comme si pour ce rapport insigne, en lequel l'homme se trouve, de par le mode technique du vouloir, placé face à l'ensemble de l'étant - comme si pour ce rapport il pouvait y avoir encore, dans quelque compartiment annexe, une espèce de séjour séparé qui puisse offrir plus que d'éphémères échappatoires dans l'illusion - dont ferait partie, entre autres, la fuite vers les dieux de la Grèce antique. Ce qui menace l'homme en son être, c'est l'opinion selon laquelle la production technique mettra le monde en ordre, alors que c'est précisément cette manière de "mettre en ordre" qui nivelle, dans l'uniformité de la production, tout ordo, c'est-à-dire tout rang, détruisant ainsi par avance le domaine de possible provenance d'un rang et d'une connaissance à partir de l'être.
[ ...]
L'essence de la technique ne vient que lentement au jour. Et ce jour est la nuit du monde, revue et corrigée en jour technique. Ce jour est le jour le plus court. Avec lui, menace un hiver sans fin. Maintenant se refuse à l'homme plus que l'abri: l'intégrité de l'étant en son entier reste dans les ténèbres. Le sauf (das Heile) se dérobe. Le monde devient sans salut (hei-los). Par là, non seulement le sacré (das Heilige), en tant que trace vers la divinité, reste celé, mais encore la trace du sacré, le sauf, paraît éteinte. A moins qu'il y ait encore quelques mortels capables de voir l'absence de salut en tant qu'absence de salut, dans toute sa menace.»
Mortels qui, pour Heidegger, sont les poètes.