Bonjour,
Je tiens à remercier Marcel Meyer de m’accueillir si chaleureusement au sein de ce forum, et le prie moi-même de croire à ma plus grande considération.
N’étant guère accoutumé à échanger des vues avec qui que ce soit sur Internet — c’est en effet la première fois que je me livre à ce genre d’excentricités (puissiez-vous prendre ceci en bonne part) —, et surmontant l’espèce d’aversion naturelle qui m’avait jusque là retenu à l’écart de la Toile pour en scruter si dédaigneusement les miasmes, je décide donc de me jeter à l’eau, convaincu, après maintes avides lectures des conversations qui ont cours sur le forum de Renaud Camus dont je suis un très fervent — bien que précoce — admirateur, que je ne pourrai avoir affaire ici qu’à des gens dont je partage, sinon les vues, du moins une certaine considération pour la langue elle-même ainsi qu’une forme inusitée de courtoisie qui n’a plus cours dans les conversations ordinaires, urbanité dont c’est trop peu dire que, tombée en désuétude dans les autres forums, elle condamne les personnes dont elle déserte l’esprit (et parce qu’elle ne compte plus parmi leurs préoccupations majeures) à ne plus émettre de jugements que stéréotypés ou péremptoires. Je voudrais donner ici quelques exemples de ce burlesque contemporain dont — Dieu ait son âme — Philippe Muray eût certainement fait ses délices. Je me propose de vous livrer régulièrement certains des exemples les plus frappants qui me tomberont sous la main (plût à Dieu que je fusse en mesure de les citer tous ! ce serait un signe de bon augure), de ce que Renaud Camus lui-même (dont la lecture a, parmi tant d’autres mérites, celui d’aiguiser notre perception) appelle le « Désastre ».
Voici le comble du raffinement. Il ne s’agit pas d’un poème municipal (dont j’ai pu voir sur ce forum, il y a quelque temps, quelques beaux spécimens), mais d’un poème anonyme qui a valu à son brillant auteur (Jean-Paul R.) — et ce, par la bénédiction de la RATP qui organisait le concours — d’avoir l’insigne honneur de voir figurer son chef d’œuvre, à l’instar des plans du réseau ferroviaire, sur les quais du RER B de la banlieue sud de Paris. Le concours de poésie avait pour objet : « La ville comme je l’aime ». Mais je ne voudrais pas vous faire languir davantage ; voici le poème en question (qui me semble, à tous égards, admirable ; se contraindrait-on à raisonner dans le cadre idéologique étroit de ces gens-là pour en mimer laborieusement les frasques, que ce que nous produirions avec peine n’offrirait qu’une image lointaine de ce qui, dans ces hautes sphères, semble pouvoir naître de manière spontanée, sans effort et sans le concours de la moindre délibération — jugez-en plutôt par vous-mêmes):
J’aime ma ville à six heures
Quand le métro parle wolof et bambara
A dix heures quand les musées parlent russe et japonais
A midi
Quand la pizza parle espagnol et hindi
L’après-midi
Quand les bars parlent anglais et chinois
Le soir
Quand la rue parle tamazight et tamoul
J’aime ma ville à minuit
Quand je cherche ma rue
J’aime ma ville
Quand je ne la comprends plus
(Jean-Paul R.)
Si outré que paraisse l’exemple, je vous prie de croire que j’eusse aimé tout avoir composé pour vous divertir plutôt que de l’avoir trouvé exposé sur un quai de gare ; mais — trois fois hélas !— il n’en est rien.
J’attire votre attention sur le caractère véritablement tragique des deux derniers vers (dont l’auteur, en les écrivant, était bien évidemment loin de soupçonner qu’on y pût déceler quoi que ce soit qui ressemblât à la mélancolie) qui décrivent une vérité effective, le drame de certaines personnes ne reconnaissant plus rien de ce qui jadis leur fut si cher, et qui fut celui, peut-être, de la génération de mes grands-parents qui ont vécu à l’époque des plus grands bouleversements moraux, technologiques et démographiques de l’histoire humaine, et dont j’admire malgré moi la capacité d’adaptation, tant il est vrai que « l’homme est un animal qui s’habitue à tout », ainsi que l’affirmait Dostoïevski, dans le roman qu’il tira du souvenir de ses années de détention — pouvoir de s’accommoder peu à peu de tout que je ne redoute pas moins moi-même, et qui plonge dans l’effroi un jeune homme qui se souvient lui aussi, à la manière d’un vieillard, d’avoir connu l’époque, pas si lointaine, où Internet et téléphones portables n’existaient pas.
Cordialement,
Stéphane Bily