Cher Alain. Tout d'abord, bonjour.
Je me suis délecté à vous lire et à constater comme vous sembliez avoir du plaisir à tirer systématiquement des conclusions hâtives et quelque peu dévoyées de mes propos.
Jamais je n'ai balancé que le "
nominalisme était une doctrine capitaliste". Jamais je n'ai dit non plus qu'Occam (ou Ockham) était un fumiste. Par contre, il est certain, selon moi, que sa pensée a directement influé sur nos comportements actuels, sur la façon d'appréhender les rapports entre êtres humains (ce n'est peut-être pas votre point de vue, inutile pour autant d'aller prétendre que je dis n'importe quoi, calmons nous).
Aristote - qui reste, avouez-le, LE philosophe auquel les successeurs, jusqu'à nous, n'ont eu de cesse qu'ils ne confrontassent leurs points de vue avec les siens - Aristote, disais-je, pensait, mais je peux me tromper (je vais farcir ma prose de telles incises afin de vous couper un peu l'herbe sous le pied, cher Alain), que la vocation naturelle de l'homme à accéder à la vertu passait par l'exercice philosophique au sein d'une cité politique. Ce qui signifie que pour lui, la cité précède l'homme, non
de facto, mais
de jure (même si ce dernier terme est un peu mal choisi, je vous le concède, mais ma femme m'attends pour déjeuner).
Or, si la cité précède l'homme, ce dernier, en venant au monde, a des devoirs préalables vis-à-vis d'elle. Et ces devoirs (ça c'est moi qui l'ajoute, en cadeau) seront à la base de la quête, de l'heuristique vertueuse. Ceci constitue, il me semble, le sommet de l'architectonique aristotélicienne (mais, une fois de plus, vous risquez de ne pas être d'accord). Bien.
Lorsque le nominalisme de Guillaume d'Occam intervient (entre Marsile de Padoue et Thomas Hobbes, en une continuité de pensée), l'homme se trouve de plus en plus ancrée au cœur de la réflexion occidentale, je veux dire par là qu'il devient véritablement le sujet d'étude, ultime et presque exclusif, un préalable à soi seul, de plus en plus solipsiste. Partant, c'est évident, dans l'esprit des Modernes, ce n'est plus la cité qui précède l'homme, mais l'inverse ! À compter de cette période (ou un peu avant, j'avoue que je ne sais pas la date au jour près, ne me le demandez pas, de grâce), l'homme intervient avant la cité, il la précède en importance et, par conséquent,
c'est la cité qui, dorénavant, aura des devoirs à l'égard de l'homme. Le corollaire à ceci ? L'homme n'a plus que des droits... Ce que nos contemporains, sans même connaître Occam, Padoue, Suárez et consorts, ont vite intégré, vous pensez bien, pour le meilleur et pour le pire, s'en repaissant parfois, avouez-le, sans vergogne (j'ai la virgule généreuse). Ça, c'est fait.
Commencez-vous à comprendre comment je lie ces éléments entre eux ? Poursuivons. "
Oui chérie j'arrive, commence sans moi !" (ma femme m'appelle, veuillez m'excuser). À la suite de Hobbes, Locke en rajoute une couche (vous allez me reprocher cette expression, car nous savons tous que Locke est à l'origine de nos Droits de l'Homme, et que les Droits de l'homme, c'est bien, point barre...) en affirmant (mais je n'ai pas tout lu non plus) que maintenant qu'il est, en quelque sorte, débarrassé du fardeau des devoirs à l'égard de la cité,
l'homme va pouvoir se consacrer à l'exercice de son confort, toujours en devenir, par la revendication (quasi perpétuelle) de droits que l'État se doit de respecter (et je dis ceci, je vous rassure, en ayant conscience qu'avant cette période, jamais je n'aurais pu par exemple écrire tel que je le fais, i.e. que je sais gré, néanmoins, à ces penseurs de m'avoir permis l'une des choses qui m'est aujourd'hui le plus cher, savoir la liberté d'expression). Peu à peu, la
vertu s'amenuise à l'horizon téléologique, et la
conservation prend le relais. De fait, tout homme est-il vraiment capable d'une telle vertu ? L'égalité n'est-elle pas dès lors notre nouvelle marotte (vous allez vous fâcher tout rouge...) ? Par conséquent,
nivelons par le bas et faisons donc de la conservation le but à atteindre en partage ! Rousseau, le cher ami "Jean-Jacques" de nos fiers révolutionnaires, conscient du sacrifice que faisait Locke en faisant de l'homme avant tout un vulgaire estomac sur pattes et non plus un être responsable, doué de raison, a alors, comme chacun sait, vanté les mérites du bon sauvage, démontrant que non seulement celui-ci précédait la cité, mais que cette dernière l'amenait à se corrompre. Il ouvrait ainsi une nouvelle boîte de Pandore, ne laissant au fond que la bonté innée de l'homme, sa faculté à s'amender et sa vertu en puissance. Bon, là je caricature un peu, c'est vrai, car Rousseau est vraiment un penseur hors normes (et souvent paradoxal) par ailleurs. De là un début de réponse à ce que vous avez très justement relevé : "
Si l'on était convaincu que l'homme était naturellement bon, je ne vois pas pourquoi l'on se mettrait martel en tête pour imposer qu'il a des droits à ceux qui les bafoueraient, étant entendu qu'un homme "bon" est celui qui naturellement respecte et applique ces droits". À mes yeux, le "droit" n'est nullement auto-entretenu, c'est le "devoir" qui l'engendre et l'inclut.
Pour finir, pour combler les interstices philosophiques que d'aucuns ne cessent de me voir négliger (et vous le premier, très cher Alain, Didier en second), je vais vous dire pourquoi j'ai fait intervenir le capitalisme "outrancier" dans cette histoire. Vous me voyez inconséquent, peut-être même opportuniste, j'en suis navré mais sans plus, croyez-le bien.
Je pense que notre ère historique est un long cheminement vers l'égalité, vers une démocratisation générale et dans tous les domaines, vers un nivellement aveugle et dogmatique (oui, dog-ma-ti-que), car parfois beaucoup trop rapide et prédateur à mes yeux (il suffit de constater l'état de l'Éducation nationale pour en être un peu plus convaincu chaque jour...). Mais ce que l'on gagne en quantité (ce qui est un bien, ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit, je risque ma tête !), on a tendance à le perdre irrémédiablement en qualité (encore une dichotomie, désolé, je persiste et signe). Ceci se retrouve du point de vue téléologique, car, avouez-le,
la vertu demeure une fin plus noble en soi et plus digne de l'homme que l'instinct de conservation, certes essentiel, mais prosaïque quant aux fins. Cependant, la seconde se retrouve plus facilement dans le nombre (et Monsieur Bolacre va sauter au plafond) que la première, j'en demeure convaincu,
mea maxima culpa.
Eh bien lorsque le pouvoir se trouve tout d'un coup entre les mains du nombre, d'un embourgeoisement général, ayant avant tout le confort en tête, mu par des désirs qui s'enchaînent (au rebours de la
phronesis du regretté Aristote, snif...), esclave du CAC40, des résultats du Loto ou du sacrosaint "pouvoir d'achat", oublieux du reste, je prétends, j'affirme haut et fort, oui, haut et fort, que
le petit capitaliste sournois, tapi dans l'ombre, se frotte les mains et s'apprête à s'en jouer.
Espérant que vous trouverez en vous la force de surmonter le "pfff, n'importe quoi" qui déjà vous pend aux lèvres, je vous souhaite, cher Alain, un excellent dimanche. Et un grand merci à celles et ceux qui auront eu la patience de me lire jusqu'au bout. Sincèrement.
"
... J'arrive chérie, j'arrive !