Superbe analyse du débat sur l'identité nationale en France par le québécois
Mathieu Bock-Côté :
Dérapage à la française ? Le débat sur l’identité nationale française
La controverse française sur l’identité nationale a traversé l’Atlantique et prend l’allure, dans nos quotidiens, d’une accumulation de « bourdes » de la part de ministres devant tout à Nicolas Sarkozy et provoquant sciemment la France populaire pour détourner à son profit ses suffrages lors des élections régionales de 2010. Nicolas Sarkozy avait clairement passé sa commande : il voulait dans ce débat du « gros rouge qui tache », autrement dit, des propos suffisamment transgressifs pour interpeller un électorat populaire déçu du sarkozysme au pouvoir. Ses conseillers ont donc suggéré à Nicolas Sarkozy de rejouer à son avantage la querelle de l’identité nationale.
Il y est même intervenu le 8 décembre dans une tribune au Monde, suivant de quelques jours le vote suisse sur les minarets en invitant les musulmans français à une certaine discrétion dans la pratique de leur culte (« Respecter ceux qui arrivent, Respecter ceux qui accueillent », Le Monde, 8 décembre 2009). Les déclarations des représentants de l’UMP ont suivi, Nadine Morano invitant ainsi les « jeunes » des banlieues à un plus grand civisme (« Morano demande aux jeunes musulmans français de ne plus parler "verlan" », Le Monde, 15 décembre 2009) alors que Pascal Clément a rappelé que « le jour où il y aura autant de minarets que de cathédrales en France, ça ne sera plus la France » (« Minarets : Clash à l’UMP, Le Figaro, 22 décembre 2009). On voit mal où est le scandale dans ces deux déclarations. L’incivilité épidémique des banlieues françaises n’est pas une fiction non plus qu’un fantasme, quoi qu’en pense une certaine gauche qui n’a jamais compris que la « contre-culture », qu’elle qu’en soit sa forme, s’exprime d’abord contre la culture. De même, rappeler que le paysage architectural et culturel français doit incarner de manière prédominante son héritage historique ne devrait pas être compris comme une déclaration inacceptable à moins, bien évidemment, de reconnaître dans la défense de l’identité nationale le signe d’une dérive « réactionnaire » ou « populiste », comme c’est le cas pour la gauche idéologique. À moins, on se souviendrait de la commission Bouchard-Taylor, quand l’intelligentsia multipliait les commentaires horrifiés dans les journaux et les bulletins télévisés pour se désoler d’une parole populaire qu’elle n’était pas loin de bestialiser en la faisant passer pour les rugissements de la bête immonde. On ne compte plus les tribunes publiées dans les grands quotidiens de gauche comme Le Monde ou Libération où l’intelligentsia en appelle à une suspension de ce débat où s’engouffrerait la « haine de l’autre » et où la « stigmatisation » des populations musulmanes serait non seulement tolérée mais encouragée.
Certains n’ont même pas hésité à faire sonner les sirènes fêlées de l’antifascisme officiel en reprenant la nouvelle maxime de la gauche idéologique : « l’islamophobie » - un concept qui vise surtout à pathologiser et criminaliser toute critique d’un certain communautarisme musulman ou de l’islamisme - serait à la société contemporaine ce que l’antisémitisme était à celle d’hier. Il n’y aurait aucune réalité dans le constat des difficultés d’intégration des populations musulmanes aux sociétés occidentales, seulement la peur de l’autre, le repli sur soi et la frilosité identitaire. Dans une tribune publiée dans Le Monde, plusieurs intellectuels, et certains de grande renommée, n’ont pas hésité à reconnaître le spectre du Troisième Reich derrière le débat sur l’identité nationale. « Ce qui se passe en France depuis l’ouverture du débat sur l’identité nationale est insupportable. Ce qui se dessine, c’est la montée de l’ostracisme à l’encontre de toute population dont la religion, la couleur de peau, le langage ou la tenue vestimentaire, voire l’âge, sont susceptibles d’inquiéter les Français ou du moins une partie d’entre eux qui s’arrogent le monopole de l’identité nationale. […] En raison même de l’idée que nous nous faisons de la dignité humaine, en raison du fait que la liberté religieuse et la liberté de conscience sont des droits humains fondamentaux, nous demandons que soit mis un terme à tout ce qui peut nourrir ou sembler justifier les dérives actuelles, à commencer par ce "diabolique" débat sur l’identité nationale qui ne sème que la division. Après l’étoile jaune, faudra-t-il un jour porter une étoile verte ? » (« Après l’étoile jaune, faudra-t-il un jour porter l’étoile verte », Le Monde, 22 décembre 2009). Sans surprise, on assiste à la nazification de Nicolas Sarkozy et de ses ministres, accusés désormais de mener une politique qui mènera le gouvernement français à accrocher une étoile verte aux musulmans de France. La chaîne d’équivalence est connue : la nation mène au nationalisme, le nationalisme à l’extrême-droite, l’extrême-droite au pétainisme et le pétainisme au nazisme. La référence à l’identité nationale et à l’héritage historique qu’elle incarne est ainsi criminalisée et ceux qui s’inquiètent à son sujet sont finalement désignés comme les nazis d’aujourd’hui.
Il y aurait pourtant autre chose à reprocher à ce débat sans verser dans l’antiracisme le plus virulent. Car il y a bien évidemment un aspect loufoque, à tout le moins artificiel, à ce débat décrété par un président qui croit manipuler grossièrement la question nationale à son avantage tout en menant une politique qui ne transgresse en rien le catéchisme pluraliste. Il faut le reconnaître : le débat relève d’une stratégie électorale si grossière qu’on peut même se demander si elle ne se retournera pas contre celui qui l’a initié. On l’a vu depuis son élection en 2007, Sarkozy, qui s’était fait élire en faisant usage d’un langage politique conservateur pour ramener vers la droite classique un électorat populaire qui l’avait déserté vers la droite populiste, s’est allié, au nom de « l’ouverture », avec les figures d’une certaine gauche moderniste qui incarne l’héritage de Mai 68 contre lequel il a pourtant fait campagne. Autrement dit, après avoir constituée dans une perspective conservatrice sa majorité le temps de la campagne présidentielle, Sarkozy s’est rangé au centre-gauche dès son élection, tout en sacrifiant sans mauvaise conscience son discours sur l’identité nationale qui avait au moins eu le mérite de problématiser à la fois l’idéologie pénitentielle et le droit-de-l’hommisme. De ce point de vue, le débat actuel sur l’identité nationale est là pour servir d’écran et masquer la conversion multiculturaliste de la présidence de Nicolas Sarkozy. Mais on sait très bien, d’ailleurs, que la conclusion de ce débat relèvera du « vivre-ensemble » multiculturel supposé conjuguer la diversité et la République dans l’idéal d’une France postnationale. Éric Besson, le ministre chargé de conduire le débat sur l’identité nationale, en a déjà donné la conclusion dans une visite en banlieue parisienne : « la France n’est ni un peuple, ni une langue, ni un territoire, ni une religion, c’est un conglomérat de peuples qui veulent vivre ensemble » (« Identité nationale : visite surprise de Besson à la Courneuve », Le Parisien, 5 janvier 2010).
Constater la conversion de Sarkozy au multiculturalisme ne relève pas du fantasme droitier. Pour des raisons qui relèvent probablement de la « stratégie de triangulation politique » qui consiste à doubler son adversaire sur le terrain idéologique qu’il prétendait s’être approprié, Nicolas Sarkozy s’est lancé dans la « lutte aux discriminations » - ainsi que dans l’écologisme le plus militant - en important à droite un appareil conceptuel qui est celui de la gauche la plus radicale, qui consiste à criminaliser la société d’accueil en lui faisant porter la responsabilité de « l’exclusion » de certaines communautés qui ne sont pas parvenues à s’insérer dans la collectivité nationale – une accusation loufoque quand on sait que les problèmes d’intégration relèvent bien davantage de la conjugaison de plusieurs facteurs, comme une immigration mal maîtrisée, d’un modèle économique épuisé et hyperbureaucratisée, de l’inversion idéologique d’une école qui ne transmet plus la culture et de la disqualification de l’identité nationale par l’antiracisme qui milite ardemment pour une recomposition multicommunautaire de la société française. La référence à la lutte aux discriminations laisse croire que la société d’accueil serait constituée autour d’un système exclusionnaire qu’il serait nécessaire de démanteler, notamment en reconnaissant la nécessaire implantation d’un dispositif légal permettant la discrimination positive, un système qui consiste pratiquement à transgresser l’égalité libérale – ou républicaine – la plus élémentaire pour institutionnaliser une forme de clientélisme ethnique qui conduit à la constitution de féodalités identitaires. Nicolas Sarkozy, dans son discours de Polytechnique, s’est d’ailleurs engagé à utiliser la capacité coercitive de l’État pour reprogrammer les mentalités et mener la rééducation thérapeutique des classes populaires françaises au nom de la lutte contre les discriminations. Il allait même jusqu’à envisager une radicalisation de la contrainte étatique dans la reconstruction multiculturelle du pays : « Si ce volontarisme républicain ne fonctionnait pas, il faudra alors que la République passe à des méthodes plus contraignantes encore, mais nous n’avons pas le choix. La diversité, à la base du pays, doit se trouver illustrée par la diversité à la tête du pays. Ce n’est pas un choix. C’est une obligation. C’est un impératif » (Discours de Polytechnique, 17 décembre 2008). Le rapport Sabeg, vite considéré comme une bible sur les questions liées à la diversité, a lui aussi consacré la nouvelle mission de l’État français dans la lutte contre les discriminations. Il faudrait désormais transgresser l’égalité en droit des individus pour favoriser certaines communautés – même si la chose n’est pas toujours dite explicitement - n’étant pas parvenues à s’insérer elles-mêmes dans la collectivité nationale. Il faut pourtant le redire, l’institutionnalisation de la « diversité » et conséquemment, des communautés particulières, la poursuite d’une « égalité de fait » entre ces communautés et la reprogrammation identitaire de la nation historique pour la contraindre à se décentrer de la communauté politique relèvent du multiculturalisme le plus orthodoxe, une politique qui n’a rien d’un pragmatisme gestionnaire pour libéraux éclairés, contrairement à ce que semble croire certains leaders de l’UMP.
Mais cette mascarade politique qui cherche à recouvrir d’une rhétorique patriotique le basculement multiculturel des élites françaises ne devrait pas disqualifier en soi la légitimité de la question de l’identité nationale qui est symptomatique d’un dérèglement profond des mécanismes de transmission culturelle et d’un affaissement de la souveraineté démocratique visible depuis les années 1970. On connait la genèse de la crise de l’identité nationale : depuis Mai 68, la nation n’a plus la cote chez des élites qui ont bradé sa souveraineté dans la construction européenne et relativisé son identité dans un multiculturalisme criminalisant l’identité française en l’assimilant à une histoire honteuse qui exigerait désormais une pénitence perpétuelle. Les campagnes de sensibilisation à la différence portées par SOS racisme des années 1980 et 1990, par exemple, ont été bien analysées par Paul Yonnet (Voyage au cœur du Malaise français, Gallimard, 1991) comme une tentation de dénationalisation de la France – on pourrait même dire de désoccidentalisation, la France devant apparemment rompre avec son identité historique et son héritage européen pour véritablement universaliser les principes qui seraient contenus dans l’idéal de la République. Cette dénationalisation a généré un profond malaise identitaire témoignant de l’attachement des classes populaires à la France historique. Les symptômes de ce malaise ont été très nombreux au fil des ans, des plus négatifs, comme le développement de la droite « populiste », aux plus positifs comme le vote populaire contre la constitution européenne en 2005. Cette préoccupation légitime pour une identité déstabilisée a été mise en procès par un antiracisme virulent reconduisant la terreur idéologique qui était autrefois celle du communisme. C’est le propre du politiquement correct que de traduire le malaise généré par l’idéologie soixante-huitarde dans le langage de l’intolérance. Il n’est plus permis de remettre en questions les grandes avancées « sociétales », la sociologie officielle assimilant toute défense de la nation au racisme, à la xénophobie, à la crispation identitaire, à la peur de l’autre. La protestation contre la dissolution de l’identité nationale a ainsi été combattue par une nouvelle croisade antifasciste assimilant l’attachement à la nation aux pires horreurs du vingtième siècle. Au même moment, on a redéfini la nation dans un républicanisme évidé de tout contenu historique. Puisque la France était « la patrie des droits de l’homme », elle ne pouvait plus être rien d’autre que cela. La « République » a été extraite de l’identité française pour être retournée contre elle, d’une certaine manière, ce qui consistait à saboter l’œuvre historique du Général de Gaulle qui avait justement su assumer pleinement l’idéal républicain en l’inscrivant dans la continuité nationale. Certains, comme le philosophe Alain Finkielkraut, se sont alors demandés ce qui, dans cette perspective, distingue la France des autres nations européennes qui partagent elles aussi le patrimoine philosophique des Lumières. Mais ceux qui vident l’identité française de tout contenu historique sont justement les premiers à consentir à l’intégration européenne qui ferait surgir un bien commun transnational affranchi des paramètres nationaux dans lesquels se formulait traditionnellement la question de l’intérêt général.
Ainsi, chaque rappel de l’épaisseur historique de la nation française, dont l’héritage ne s’épuise visiblement pas dans la tradition révolutionnaire et l’universalisme des droits de l’homme, est désormais présenté comme un dérapage. On comprend mieux la réaction de l’intelligentsia qui hystérise le débat politique en laissant toujours planer le mythe du fascisme. Si, comme l’a affirmé Daniel Cohn-Bendit au moment de la votation suisse sur les minarets, « le fascisme, c’est l’exclusion », on comprend donc que toute critique du droit-de-l’hommisme et d’un universalisme radicalisé jusqu’à la culture de la pénitence risque à tout moment d’être assimilée à une tentation fascisante. En fait, il faut revenir sur la notion de « dérapage », qui présuppose que le débat politique doit être contenu dans un couloir étroit où de bonnes vigies rappellent à l’ordre ceux qui s’écarteraient du chemin du « progrès ». On comprend ainsi le raisonnement de la gauche multiculturelle : les seuls bons débats sont ceux qui en arrivent à ses conclusions. Le débat politique ne met pas en scène plusieurs positions légitimes mais devient une pédagogie de l’avenir radieux et les médias, dans leur immense majorité, participent à cette disqualification de la nation. Évidemment, on trouve certaines voix autorisées par le système médiatique pour faire le procès de cet évidement identitaire de la France, comme celles d’un Éric Zemmour ou d’un Ivan Rioufol. Il n’en demeure pas moins que cette critique légitime et articulée est marginalisée et qu’elle ne parvient pas à s’exprimer politiquement. Évidemment, le politiquement correct n’a rien d’exclusif à la France. Le multiculturalisme est devenu la nouvelle religion des classes supérieures qui se sont donné pour objectif de reconstruire la société dans l’égalitarisme identitaire le plus radical. C’est ainsi qu’on explique la transformation de la société occidentale en grand camp de rééducation thérapeutique où « l’enseignement de la tolérance » et « l’éducation à la diversité » masquent l’aplatissement des grandes institutions qui fondaient traditionnellement les sociétés occidentales.
Quoi qu’en disent les médiacrates, le « dérapage » du débat sur l’identité nationale est le signe d’un ressaisissement brouillon mais légitime d’une question fondamentale trop longtemps censurée. Et ce qu’elle met en scène finalement, c’est que l’intelligentsia progressiste ne tolère pas la contestation de son monopole sur la définition du bien et du mal. L’intelligentsia est gardienne du bien, de la vérité, de la justice et doit éclairer les classes dangereuses encore traversées par la mauvaise passion de l’identité nationale. Mais malgré les consignes qu’on lui donne, la France populaire rappelle qu’un pays n’est pas un espace neutre ou une simple entité administrative mais une langue, un paysage, une architecture, une gastronomie, des traditions et des coutumes. Elle rappelle une chose simple : celui qui rejoint un pays a tôt ou tard pour vocation de s’y fondre, d’en prendre le pli identitaire. Pour cela, il doit consentir à privatiser les signes identitaires ostentatoires qui entrent en contradiction avec le mode de vie français. Certainement, l’identité nationale n’est pas statique et celui qui la rejoint apporte une nuance de plus à un pays complexe, aux terroirs nombreux. Un pays se transforme sur la longue durée en s’appropriant de nouvelles influences qui féconderont ses traditions. Mais c’est d’abord au nouvel arrivant à s’approprier, avec les efforts nécessaires, la culture du pays qu’il rejoint. Ce que la France populaire rappelle, c’est que la France n’est ni une page blanche, non plus qu’une seule déclaration des droits de l’homme, mais un pays porteur d’une culture en droit de se perpétuer et de faire un plein usage de la souveraineté qu’il a générée pour assurer son existence historique.