Est-ce bien Lucius ?
Ce n'est pas non plus Cadichon, quoique votre charmante fillette pourrait lire «Les Mémoires d'un âne» de la Comtesse de Ségur (née Rostopchine).
Il faut donc que ce soit Platero. Je vous offre, cher Eric, ces deux pages pour la Pentecôte :
I
Platero
Platero est petit, doux, velu, si moelleux d'aspect qu'on le dirait tout en coton, sans ossature. Seuls ses yeux sont durs comme deux escargots de cristal noir.
Si je le laisse en liberté, il se dirige vers le pré et il caresse de son mufle tiède, les effleurant à peine, les petites fleurs roses, jaunes ou azurées... Si je l'appelle doucement "Platero", il s'avance vers moi d'un petit trot joyeux qui semble rire, comme je ne sais quel grelot idéal...
Il mange tout ce que je lui donne. Il raffole des mandarines, du muscat d'ambre, des figues violâtres, avec leur minuscule goutte de miel cristallin...
Il est tendre et caressant comme un enfant, comme une petite fille... ; mais il est dur et sec, intérieurement comme une pierre. Lorsque nous traversons, le dimanche, les dernières ruelles du village, les campagnards, lents et coquets, s'arrêtent pour le regarder:
– On dirait de l'acier...
De l'acier, mais oui. De l'acier mêlé d'un argent de lune.
XXIX
Idylle d'avril
Les enfants sont allés avec Platero jusqu'au ruisseau aux Peupliers, et maintenant ils le ramènent au petit trot, tout chargé de fleurs jaunes, au milieu de jeux insensés et de rires délirants. Là-bas, l'averse les a surpris - ce nuage éphémère qui couvrit la verte prairie de cordes d'or et d'argent que l'arc-en-ciel fit vibrer comme une lyre de sanglots –, et sur la laine humide du petit âne l'eau des fleurettes roule encore, goutte à goutte.
Idylle fraîche, joyeuse, sentimentale! Sous le moelleux fardeau mouillé le braiment même de Platero n'est que tendresse! De temps en temps, tournant la tête, il arrache les fleurs qui sont à la portée de sa bouche énorme. Un moment, les fleurettes, jaunes et nivéennes, pendent parmi la bave blanche et verdâtre, avant d'aller rejoindre le gros ventre sanglé. Ô Platero, qui donc pourrait, comme toi, manger des fleurs ... et n'être point malade!
Trompeuse soirée d'avril !... Les yeux vifs et brillants de Platero calquent toute cette heure de soleil et de pluie où l'on voit tomber par lambeaux, au crépuscule, sur la campagne de San Juan, un autre nuage rose.
Juan Ramon Jimenez, «Platero et moi», trad. Claude Couffon (Seghers ed.)