Le site du parti de l'In-nocence

Le corps idolâtré

Envoyé par Félix 
01 juin 2010, 19:59   Le corps idolâtré
Robert Redeker, Valeurs Actuelles, 20 mai 2010


L’être humain contemporain organise son existence selon un nouveau rapport au corps. Nous vivons le temps des crèmes anti-âge, du Viagra, des greffes du visage, des mains, voire du pénis, des cellules souches, celui de l’alimentation présentée avec des arguments pharmaceutiques. Ce temps est aussi celui où, pour la première fois dans l’Histoire, on élève les enfants comme s’ils étaient à l’image des dieux, immortels. Sur nos ordinateurs, Facebook manifeste la jonction du narcissisme et de l’exhibitionnisme.

Les anonymes y donnent à voir à toute la terre d’innombrables photos, qui, autrefois, ne relevaient que de l’intimité de la vie privée. Bref, nous vivons le temps où l’homme prend son corps pour son moi et pour son âme, où il réduit son âme et son moi à son corps. Appelons Egobody cet homme nouveau, l’homme du XXIe siècle.

Pour Egobody, le corps est tout. Il n’y a rien en dehors du corps. Par cette idolâtrie du corps, il jette aux oubliettes plusieurs millénaires d’humanisation. L’homme commença à se distinguer des autres animaux, à s’humaniser, en pensant que sa vraie vie correspondait à celle d’entités séparées de son corps, l’âme, l’esprit, le moi. Le renoncement contemporain à cette séparation est une déshumanisation. Parallèlement, la mort fut tenue pour un passage vers une autre vie. Une énigmatique existence post mortem était généralement espérée. Or, notre contemporain, Egobody, transforme radicalement la croyance en l’immortalité : ce n’est pas une autre vie postérieure à la mort qu’il désire, c’est plutôt transformer en vie immortelle son existence actuelle à laquelle il accorde un prix infini. Pour obtenir l’immortalité il ne veut plus passer par la case “mort”, contrairement à ses ancêtres. Il préfère inventer les techniques aptes à lui assurer la continuation interminable de son existence. Ce n’est pas au salut de son âme qu’il travaille, c’est à la survie de son corps. La découverte de la mortalité signe l’acte de naissance de l’humanité. Heidegger a défini l’homme comme « l’être pour la mort ». Travailler à l’immortalité biologique des corps, à faire mourir la mort, revient à renoncer à être humain.

Les conséquences de cette transformation du rêve d’immortalité foisonnent. Tout ce qui porte atteinte au corps – fumer, boire, se goinfrer – devient immoral. Sous le règne d’Egobody, la morale elle-même change de statut : elle devait préserver l’âme, assurer sa pureté, elle doit désormais préserver le corps. Dans l’alcoolisme, ce qui est immoral ce n’est plus le mal de l’âme, la soumission à la tentation, mais le fait de rendre malade son corps. La régénération – par les cellules souches –, la réparation, la substitution d’organes s’imposent. Le fascinant sprinter handicapé Oscar Pistorius est l’horoscope de ce que nous serons tous demain : un homme régénérable, réparable, bricolé en pièces détachées échangeables,vivant, du fait de ces techniques, de plus en plus longtemps. Autrement dit, le corps dont nous sommes peu à peu dotés n’est plus le même corps que celui de nos ancêtres: c’est un corps nouveau de plus en plus surchargé de prothèses, le body.

Egobody vit sous perfusion. Via les câbles qui l’attachent, il s’agit d’un être branché à mille prolongements audio-vidéo qui déversent en lui des contenus usinés par les industries du divertissement. C’est un homme pour qui la consommation d’audio-vidéo, forme moderne du divertissement, est la chose la plus importante de la vie. Ces câbles en effet ne cessent d’infiltrer en lui de la musique et des images comme s’il s’agissait de l’oxygène nécessaire à la vie. Il est comme sous perfusion de divertissement. De l’aurore au couchant il ne cause que CD, DVD, Blu-ray, musique, sports, films, séries TV, etc. Egobody, c’est l’éternel diverti. Même aux obsèques, il est devenu fréquent que l’on branche une chaîne hi-fi pour donner à entendre le hit-parade du décédé! L’homme diverti, c’est l’homme éternellement enfant, au mauvais sens de l’enfance, l’homme puéril. Sa vie et sa mort sont lunaparkisées.

Egobody impose une culture de thanatopracteurs : masquer le temps, le vieillissement, la mort, bref refuser la condition humaine. Qu’est-ce qui peut sauver l’humain? Joë Bousquet écrivit, au plus mort de la nuit (1942), quand tout semblait perdu : « La poésie est le salut de ce qu’il y a de plus perdu dans le monde. » La poésie est le refuge de tout ce qui est menacé de disparaître, en particulier l’humain. La poésie seule peut ébranler Egobody. C’est d’elle seule que peut venir la réhumanisation.


valeursactuelles.com
01 juin 2010, 21:49   Re : Le corps idolâtré
De mémoire, je vous citerai un poème de Joe Bousquet, puisque mon exemplaire de La Connaissance du soir demeure introuvable:
"Puisse en l'attente qu'il endure
Mon coeur, las de vivre à demi,
Mourir d'entendre le murmure
Qui tient ce qu'il aime endormi."

Joe Bousquet
01 juin 2010, 22:02   Re : Le corps idolâtré
    Puisque Robert Redeker nous y invite, donnons la parole au poète.
    En introduction aux quelques paroles qu'il peut encore dire au seuil de sa propre mort, et malgré le « Sentiment de la fin d'un monde hors duquel je ne pourrais plus respirer» (page 71) ,Philippe Jaccottet clôt la première partie de son livre «Ce Peu de bruit» (2008), intitulée "Obituaire" et consacrée à quelques proches disparus en 1999, 2000 et 2001, par ces lignes :
    «Toutes ces morts, si naturelles qu'elles aient été presque toutes quand on atteint ces zones périlleuses : drôle d'entrée, pas drôle du tout, dans le nouveau siècle, le nouveau millénaire! Et si j'avais voulu noter aussi, à peine plus loin de nous dans l'espace, tous les signes d'un ennuagement du ciel, tout ce qui pouvait faire redouter un abêtissement, un avilissement progressif de l'espèce humaine, il y aurait eu là de quoi largement réduire au silence un «homme de peu de foi» – hors ces bribes ultimes sauvées dans un ultime effort du désastre, comme par quelqu'un qui, se sentant glisser sur une pente de plus en plus scabreuse, se raccroche aux dernières maigres plantes assez tenaces pour le retenir encore quelques instants au-dessus du précipice.»
Peut-on savoir de quel recueil est tiré le poème de Bousquet que vous citez, Florentin ?
02 juin 2010, 12:10   Re : Le corps idolâtré
N'est-ce pas l'attente plutôt que l'absence ?

Puisse en l’attente qu’il endure
Mon cœur las de vivre à demi
Mourir d’entendre le murmure
Qui tient ce qu’il aime endormi
02 juin 2010, 13:58   Re : Le corps idolâtré
Oui, cher Marcel, c'est l'attente; l'absence étant celle de mon exemplaire de La Connaissance du soir, le titre que vous me demandiez, cher Antoine.
" Il préfère inventer les techniques aptes à lui assurer la continuation interminable de son existence. Ce n’est pas au salut de son âme qu’il travaille, c’est à la survie de son corps."

On pourrait réfléchir cinq minutes au rapport qu'entretient ce genre de constatation avec la propagande autour du recul de l'âge de la retraite. A mon avis, c'est tout à fait cela qui est en action, bien plus que des questions économiques. "La continuation interminable de son existence", trouve sa plus belle justification morale, son écran le plus présentable et le plus flatteur, dans l'idée de travailler le plus longtemps possible. Le recul de l'âge de la retraite participe à plein au jeunisme, pas du tout à une "nouvelle conception du vieillissement."
Merci beaucoup à vous, Florentin !
02 juin 2010, 17:21   Re : Le corps idolâtré
C'est tout de même bien laid, "Egobody"...
Seuls les utilisateurs enregistrés peuvent poster des messages dans ce forum.

Cliquer ici pour vous connecter