J'invite tous les In-nocents, occasionnellement taquinés dans leur intimité morale par cette matière, à lire attentivement, lentement, d'un oeil critique et intransigeant, phrase à phrase,
mot à mot, ces deux pages de
L'Homme plus que machine de
Julien Offray de La Mettrie, médecin et philosophe français de la première moitié du XVIIIe siècle (1709-1751). La particularité de ce texte de La Mettrie, auteur "libertin" d'un
Art du jouir, réputé athée, est qu'il fut produit un an après son
Homme-machine et qu'il semble en réfuter les thèses centrales quand il en constitue en vérité, un dépassement. Ces pages mériteraient d'être considérées comme un sommet de la méditation métaphysique couchée en langue française au XVIIIe siècle,
qu'on en juge :
Après avoir démontré si évidemment l'immatérialité de l'âme humaine, et fait voir qu'il faut attribuer à l'union de deux substances les effets surprenants que nous remarquons dans l'homme, venons aux conséquences que quelques-uns des matérialistes déduisent ou plutôt veulent déduire de leur opinion.
Ils en concluent 1° que tout ce qui existe est matériel, et que ses parties ne diffèrent entre elles que de leur relation avec d'autres parties; 2° que des ressorts font aller l'univers, et produisent les phénomènes qui s'offrent à notre vue, comme le ressort d'une montre fait aller les roues et l'aiguille; 3° que nous ignorons la cause de cette construction; 4° que le hasard l'a pu engendrer; 5° qu'elle peut être de toute éternité; 6° que les hommes, formés en conséquence de cette évolution éternelle, sont jetés sur la surface de la terre, sans qu'on puisse savoir ni pourquoi ni comment; mais seulement qu'ils doivent vivre et mourir; semblables à ces champignons qui paraissent d'un jour à l'autre, ou à ces fleurs qui bordent les fossés, et couvrent les murailles; 7° que la raison de l'existence de l'univers se trouvant dans l'univers même, la raison de l'existence de l'homme se trouverait dans l'homme même, comme une partie de cet univers; 8° que le mouvement qui conserve le monde peut l'avoir produit; 9° qu'il peut y avoir un milieu entre Dieu et le hasard, qui serait la chaîne éternelle des causes et des effets; 10° que quand même un être un être suprême existerait, cette existence ne prouverait pas plus la nécessité d'un culte que toute autre; 11° qu'il nous est impossible de remonter à l'origine des choses, et de connaître les vues de cet être; 12° qu'ainsi il est égal pour notre repos qu'il y ait un dieu ou qu'il n'y en ait pas; 13° enfin, que le monde ne serait heureux que lorsqu'il serait athée.
Si je ne me trompe, ce sont ces conséquences-là qu'un matérialiste outré croît pouvoir être déduites de l'unité de l'homme, comme base de l'unité de l'univers. Naturellement plus porté à suivre mes pensées qu'à celles que j'ai lues, et qui me fournissent les miennes, je n'irai pas ramasser tout ce que les auteurs ont produit sur cette matière, et me contenterai de faire un essai de mes forces sur un petit nombre d'années d'études en philosophie. Essai, pourtant, dont j'aurais pu me dispenser, et que mes autres occupations m'interdiraient, si on n'avait jugé à propos de m'attribuer des sentiments tout à fait contraires aux miens, et qui, si ceux-ci n'avaient été mieux fondés que ces malicieuses calomnies, n'auraient pas manqué de me perdre dans l'esprit des honnêtes gens. Heureusement suis-je assez connu pour ne pas redouter ces tentatives, et assez philosophe pour les honorer d'un parfait mépris. C'est pour confondre ces calomniateurs que j'ai composé cette brochure, si tant est qu'ils soient susceptibles d'un aveu de s'être trompés. C'est une pilule bien cruelle pour ceux qui n'ont pour tout mérite qu'une vanité, soutenue par la profonde ignorance. Je prie le lecteur de me passer les inadvertances, en faveur de la précipitation avec laquelle j'ai composé cette brochure. Je le prie surtout de donner à mes paroles leur sens naturel, et si elles en souffrent deux, de les expliquer selon les lois de l'humanité et les devoirs qu'on se doit mutuellement. Je n'appuierais pas ici sur ceci si les productions n'étaient souvent exposées à des fausses explications de la part de certaines gens, qui croient sans doute que leur caractère leur donne le droit et l'autorité de déshonorer publiquement des personnes dont la conduite et les sentiments sont pour le moins aussi irréprochables que les leurs. Revenons au sujet.
Nous n'avons pas besoin de démontrer que, quand même l'homme ne serait que matériel, et qu'une pure machine, il ne suivrait pas de là que tout l'univers fût de même une machine matérielle, qui ne se soutiendrait que par ses évolutions, dont la suite successive serait de toute éternité et qui découleraient nécessairement les unes des autres. Cette assertion suppose une parfaite connaissance de tout ce qui existe et n'est par conséquent d'aucune valeur. Nous avouons que nous ignorons la cause de la construction de l'univers et des évolutions qui y ont eu lieu; mais cette ignorance n'est pas de nature à nous empêcher d'apercevoir ce qui est incompatible avec ces évolutions, et avec leur cause originelle. Nous ignorons la nature du mouvement, mais nous savons bien qu'être transporté des deux côtés à la fois est incompatible avec cet attribut des corps. Nous savons, outre cela, que la partie de l'univers qui s'offre à nos sens est gouvernée selon certaines lois, fixes et immuables. Si nous ne pouvons connaître tout, nous en pouvons connaître assez, comme on va le voir, pour être certains et convaincus qu'il y a un Dieu, un Etre suprême, cause première, productrice, intelligente, directrice de tout ce qui est hors d'elle, qui n'a pas été porté par une raison brute, mais par la sagesse, la bonté, etc., à produire ce tout: et qui a eu la toute-puissance d'exécuter sa volonté.
Entrons en détail. On appelle la raison de l'existence d'une chose la cause pourquoi elle existe et le principe qui la fait exister. La raison de l'existence du fils est dans l'existence du père.
Si la raison de l'existence de l'univers se trouvait dans l'univers, cette existence serait une suite nécessaire de sa propre nature, en sorte que sa propre nature contiendrait la cause ou la raison de son existence, comme la nature du triangle contient la raison de ses trois côtés: ainsi que l'existence de l'univers serait un tel effet de sa nature, que l'idée de sa non-existence se détruirait elle-même. La nature de l'univers rendrait donc son existence nécessaire; mais comme cette même nature ne le peut faire exister nécessairement d'une telle ou telle manière en général, elle le fera exister nécessairement d'une manière unique déterminée; ainsi, puisque cette manière unique déterminée est liée nécessairement à son existence, l'univers existerait toujours de la même manière, et ne pourrait pas exister d'une autre manière : ainsi que les parties qui le composent devraient conserver toujours la même relation entre elles; ce qui est démenti par tout ce qui s'offre à notre esprit.
Il est prouvé en même temps par là que la suite des évolutions, ou des causes, peut aussi peu avoir la raison de son existence en elle-même [bien
peut aussi peu], que ces évolutions ou ces causes la peuvent avoir chacune en elles-mêmes. D'où il résulte encore que ces évolutions, étant des relations changées, sont autant de preuves que l'univers n'a pas la raison de son existence en lui-même; et que l'existence de soi-même est aussi contraire à un Etre, formé ou doué de ces évolutions, que les rayons inégaux au cercle. Il est donc prouvé que l'univers, toutes ses parties prises ensemble, n'a pas la raison de son existence en lui-même, et que par conséquent il doit avoir été produit.
Mais que le tout existe nécessairement d'une manière déterminée, alors les parties devront exister tout de même nécessairement d'une manière déterminée; puisqu'une seule variation d'une seule partie, soit pour l'existence, soit pour la manière d'exister, influe et porte variation sur le tout : ce qui est incompatible avec un tout invariable. Par conséquent, l'univers, ayant en lui-même la raison de son existence, toute les parties auront en elles-mêmes la raison de leur existence. D'où il suit que, si nous prouvons qu'une des parties de l'univers n'a pas la raison de son existence en elle-même, l'univers de l'aura pas non plus. Nous allons donc prouver que l'homme n'a pas en lui-même la raison de son existence. Et les
peut-être des francs pyrrhonniens tomberont d'eux-mêmes. Si la raison de l'existence de l'homme se trouvait dans l'homme même, cette existence serait une suite nécessaire de sa propre nature; en sorte que la propre nature contiendrait la cause ou la raison de son existence. Or, puisque sa nature emporterait la cause de son existence, elle emporterait aussi son existence même, en sorte que l'homme ne pourrait pas plus être considéré non existant qu'un cercle sans rayons, qu'un tableau sans peintures.
De plus, si la raison de l'existence de l'homme est dans l'homme même, cette existence n'en pourra être séparée; et n'y ayant point de raison de sa non-existence, l'homme ne finira jamais d'être ce qu'il est; et cette même nature ne pouvant contenir la raison qui le fait cesser d'être homme, quelle sera donc la cause qui le fait aller en poussière ? Je ne parle pas du genre humain, mais de chaque homme.
A cet argument nous en ajouterons un autre (semblable à celui dont nous nous sommes servi par rapport à l'univers), qui prouvera que si l'existence de l'homme se trouvait dans l'homme même, l'homme serait un être invariable.
Si la raison de l'existence de l'homme se trouvait dans l'homme, cette existence s'y trouverait comme une suite de sa propre nature, ainsi cette nature le ferait exister nécessairement; et comme cette même nature ne peut le faire exister nécessairement d'une telle ou telle manière en général, elle le fera exister nécessairement d'une manière déterminée. Ainsi, puisque cette manière déterminée est liée nécessairement à son existence, l'homme devrait exister toujours de la même manière, ce qui mène à une absurdité manifeste, puisque l'homme n'est pas un moment le même.
Après avoir démontré d'une manière que les scolastiques nomment indirecte que la raison de l'existence de l'homme ne se trouve pas dans l'homme même, prouvons la même chose par une démonstration directe.
Puisqu'il y a un temps où l'homme n'est pas, et puisqu'il y a un temps où l'homme est, il suit que pour l'homme soit, il faut une cause, qui le fait être. Or ce qui n'est pas ne peut avoir dans soi-même la cause qui le fait être, puisque cela le supposerait agir avant qu'il fût; ainsi la cause qui le fait être n'est pas en lui, donc cette cause de son existence est hors de lui; donc, la cause de l'existence de l'homme n'est pas dans l'homme même.
Voilà donc démontré que l'existence de l'homme n'est pas dans l'homme même; prouvons présentement que la cause qui le fait être, que la raison de son existence, aussi bien que celle de toute autre, ne peut pas être attribuée au hasard, qui l'aurait jeté sur la surface de la terre pour y vivre et mourir à l'exemple de ces champignons qui paraissent d'un jour à l'autre, sans qu'on puisse savoir comment ni pourquoi.
Tout hasard, s'il y en a, suppose des causes agissantes : ainsi, avant que le hasard ait pu avoir lieu, il y a eu des causes agissantes. Ces causes étaient déterminées d'une manière déterminée; ainsi le hasard aura empêché ces causes de produire leur effet, en leur faisant produire un autre effet, ou les aura secondées dans la production de l'effet qu'elles devaient produire; ou bien ce hasard-là n'aura rien fait. Supposer que le hasard n'ait rien fait, c'est rejeter le hasard même, supposer que le hasard ait empêché les causes agissantes de produire leur effet, c'est le supposer cause agissante, supposer que le hasard ait secondé les causes agissantes dans la production de l'effet, c'est le supposer encore cause agissante : d'où nous concluons que le hasard aura dû être une cause agissante. Or, puisque toute cause agissante ne peut être agissante de telle ou telle manière, mais d'une manière déterminée, il suit que le hasard aura dû être une cause agissante d'une manière déterminée, et par là il aura dû produire un effet déterminé, ce qui rend la non-existence de cet effet impossible et fait périr l'idée de hasard.