« Tout à coup, à cause du foot, la France a des bleus partout. C’est tragique, ahurissant, pathétique, et surtout comique. Le moment est quand même venu de considérer que, désormais, cette équipe nationale n’était que de l’argent déguisé en foot, au point que les autres équipes, plus dissimulées ou professionnelles, ont l’air anormales puisqu’elles semblent prendre le jeu au sérieux. La pénible guignolade fait vendre de l’information spectaculaire, c’est l’essentiel. Oubliés, les inondations, les morts, la marée noire en Louisiane, le problème des retraites, les évasions fiscales de milliardaires, les sommets internationaux, les plans de rigueur. Ce festival de vulgarité et d’injures, ces disputes de petits chefs rapaces occupent tout avant de disparaître dans un néant protecteur.
On peut rappeler, au passage, qu’un jeune Birman de 12 ans, commis à poser des pierres sur les routes, gagne au maximum 1,50 $ par jour. Surabondance cynique d’un côté, effrayante misère de l’autre. La planète tourne ainsi. On aura parlé de l’argent roi, la nouvelle ère est celle de l’argent fou. Regardez ces visages crispés de sportifs nantis, écoutez leurs bafouillages hypocrites. Il paraît qu’ils ont pleuré en écoutant la semonce de la ministre des Sports, la rose et plantureuse Bachelot qui, sur une autre chaîne, très allumée, déclarait sa flamme à
La Traviata de Verdi. Le Président, conscient d’être devant une affaire d’État, lui téléphonait, paraît-il, toutes les cinq minutes. L’orage populaire va-t-il se lever ? La révolte tonne-t-elle en son cratère ? Allons-nous assister à une éruption de la fin ? Après tout, au début de mai 1968, personne n’attendait, sauf quelques signes avant-coureurs, une explosion dans l’Université. Cette fois, ça pourrait venir du bas, du terrain, de l’humiliation physique quotidienne. Mai-68 a-t-il été assez éradiqué ? La France, rouge de honte, peut-elle se bouger encore ? »
Philippe Sollers (
JDD).