La question qu'il faut se poser à propos de ce film qui dure deux heures est : de quoi traite-t-il exactement ? De la vie d'une communauté trappiste, sans doute : orare et laborare, selon la règle de saint Benoît, et le silence. Des plans fixes, disséminés dans le film, montrent ces moines en train de prier, de chanter dans la chapelle, de communier, et d'autres en train de travailler : médecin de dispensaire, labour, semailles, vente des produits de la ferme au marché de la ville proche (Médéa ?), ménage, cuisine, troupeau de moutons conduit au pâturage, réparation de deux vitres brisées des serres, courrier, lecture... Ces plans n'occupent qu'une (petite) partie du film. Il est des séquences plus longues : celles des réunions du "chapitre", au cours desquelles les moines débattent : faut-il partir ? Faut-il rester ?
Disons qu'un tiers du film est consacré à la vie, laborieuse, spirituelle, démocratique, de cette communauté. De ce point de vue, le titre aurait pu être : Des hommes et de Dieu, le seul Dieu dont la présence se fait sentir dans le film est le Dieu que célèbrent, prient, adorent ces hommes; Allah n'étant qu'un mot, prononcé plusieurs fois, et l'inspirateur de crimes épouvantables (égorgement d'ouvriers croates, dont le seul crime était de ne pas être musulmans).
Les deux tiers restants ont pour objet les relations, plus ou moins lâches, parfois amicales, qu'entretiennent ces moines avec les villageois, les autorités, les musulmans, l'islam. De toute évidence, le metteur en scène fait des choix, en particulier celui de célébrer le "dialogue islamo-chrétien". C'est un parti pris; c'est aussi celui du prieur, Frère Christian, selon l'état civil : Christian de Chergé, joué dans le film par Lambert Wilson, qui a été un militant actif de ce dialogue. Or, ce "dialogue" est totalement déséquilibré et asymétrique : c'est un dialogue de sourds. Plus exactement, il y a en qui écoutent ou sont à l'écoute de l'Autre (les moines), et il y en a d'autres qui sont sourds à l'Autre (les villageois, l'islam, les autorité, l'imam, etc.). Les moines s'intéressent à l'islam; le prieur lit le Coran et le cite; mais les villageois qui vivent à côté du monastère ne manifestent aucun intérêt, fût-ce par courtoisie ou politesse, pour le christianisme, pour la foi de ces moines, pour les Evangiles. Là est justement la source de toutes les questions déplaisantes que l'on peut se poser après avoir vu ce film, lequel, d'un point de vue filmique (esthétique), est objectivement une réussite.
a) Frère Luc, le moine médecin (Michael Lonsdale), est très fatigué (il est âgé de 80 ans ou plus). Il se plaint d'avoir 150 consultations par jour. Ai-je mal entendu ? Il semble bien qu'il ait dit "150" consultations. A voir comment se déroulent les consultations (écoute du patient, examen, auscultation, palpation, diagnostic, ordonnance, médicaments donnés à l'unité, posologie indiquée par des dessins sur une poche, etc.), il est impossible qu'elles durent moins de 10 minutes, ce qui ferait 25 heures de consultation par jour... Tout cela gratuitement, médicaments compris. Au même moment, le wali ou préfet reçoit deux moines, dont le prieur, qu'il tente de convaincre de quitter le monastère. On est à Médéa, ville de 160000 habitants, à 80 Km d'Alger, le monastère étant à quelques Km de Médéa; et la wilaya de Médéa compte près de 900000 habitants. Le wali est un homme responsable; il administre; il veut assurer la sécurité de tous; il n'est pas fanfaron; il est conscient de la gravité de la situation. Pourtant, il rend responsable la colonisation française du retard que connaît l'Algérie et de la tragédie qui risque de l'emporter. Or, à quelques Km de son bureau, des villageois et même des gens de toute la région se font soigner par un Français, vieux moine épuisé qui a choisi une vie de prières à l'écart du monde. L'Algérie est indépendante depuis 34 ans (la scène se passe en 1994 ou 95 ou 96) et, à 80 Km de la capitale, à 5 ou 6 Km d'une grande ville, des Algériens ne bénéficient d'aucun service médical : ni médecin, ni infirmier, ni pharmacien. Si responsabilité de la France il y a, c'est d'accepter que s'installent en France des médecins algériens, prescripteurs de dépenses de santé, qui seraient bien plus utiles dans leur pays et à leurs compatriotes. Imaginons en France un préfet recevant des immigrés et faisant porter sur l'immigration la responsabilité des malheurs, de l'insécurité, de l'appauvrissement, etc. de la France !
b) Le film montre à deux reprises les moines (le prieur surtout) qui s'entretiennent avec le "chef" du village de la situation de l'Algérie. Une jeune fille a été égorgée en ville (Médéa sans doute) parce qu'elle ne portait pas le voile. Chacun de s'indigner. Le chef du village s'exclame (disons que le scénariste et les dialoguistes lui font dire cela, à propos des tueurs, nommés "terroristes") : "ils n'ont pas lu le Coran". Eh bien si, ils l'ont lu, ils le connaissent par coeur, ils le récitent, ils appliquent la loi qui y est énoncée. Mais après l'égorgement des Croates tout à côté du village, le film ne montre pas de villageois qui s'indigne. Ces villageois invitent les moines à une fête de circoncision : nombreux plans, longues séquences, youyous, tambourins, mains qui claquent en cadence, boissons, les hommes d'un côté, les femmes de l'autre, sourires, joie ("communion" ?) collective. Ce dont veut nous convaincre le metteur en scène, c'est le dialogue en acte, la bonne intégration des moines dans la vie du village (ils sont invités à "partager" des joies et ils le font sans retenue). Dans le salamlek (le grand salon des hommes) de la maison en fête, les invités écoutent l'imam réciter des versets du Coran, dont celui-ci : "donne la victoire (prière adressée à Allah) sur les peuples infidèles". Et cela est dit devant des infidèles dont la vie est menacée (les Croates ont été égorgés peu de temps auparavant), sans que les villageois présents, pourtant si accueillants, si partageux - en apparence -, si ouverts, si.... interrompent le crétin qui récite son Coran et exigent de lui qu'il s'excuse d'avoir prononcé des phrases menaçantes ou discourtoises contre leurs invités "infidèles".
c) Un plan assez long montre le prieur faisant du courrier. On ne sait qui est le destinataire de la lettre. On ne voit que la plume qui court sur le papier, on distingue quelques mots (s'il plaît à...), puis on le voit tracer un peu maladroitement, à la fin de la lettre, trois mots arabes (la caméra s'attarde sur ces trois mots qu'il est possible de lire) : "in chaa allah", et signer. Je ne pense pas que cette invocation d'Allah, souvent interprétée comme l'expression de la résignation ou du fatalisme islamique, soit bien conforme au christianisme, d'un point de vue théologique s'entend. Or, c'est la seule phrase écrite par le prieur qui soit lisible dans le film.
Il y a pis. Lors de la nuit de Noël, une altercation oppose le prieur au chef des musulmans de la montagne qui ont égorgé les Croates et qui sont venus au monastère pour enlever le "toubib" et l'obliger à soigner leurs blessés, ce que frère Luc veut bien faire, mais au dispensaire (il est trop vieux et trop fatigué pour crapahuter dans la neige ou sous la pluie froide). Le prieur cite à l'adresse du chef des égorgeurs un verset du Coran où il est question de Jésus (il y a 3 ou 4 versets dans le Coran où le nom de Aissa ou Issa (Iechoua) est cité), pour lui faire comprendre l'importance que cette nuit de Noël (une nuit de paix) revêt pour les moines (pour un chrétien, la grande fête est Pâques, et non pas Noël - bon, n'insistons pas là-dessus) et leur désir de célébrer cette fête. Dans ce verset, Jésus (sidna aïssa, "notre maître" ou "notre seigneur" (mais avec une minuscule) Aïssa") est désigné comme "le prince de la paix" et le prieur récitant ce verset reprend à son compte cette désignation : "prince de la paix". Or, cette désignation est clairement antichrétienne. Pour un chrétien, Jésus est christos, il est l'Oint du Seigneur, il est le fils de Dieu et Dieu lui-même. Or, c'est cette nature-là que nient le Coran et l'islam. Pour eux, Jésus est un prophète, basta, rien d'autre... Ce qu'il y a de consternant, c'est que le metteur en scène, le dialoguiste, le scénariste de ce film aient fait dire par un prieur et moine un verset coranique qui nie ce qui définit le christianisme.
J'ai vu ce film à la séance de 15 h 45 dans une ville de tradition démocrate-chrétienne. Le public : celui des messes du dimanche ou du samedi soir, celui des piliers de paroisse, celui des catéchèses : personnes âgées (près de 80 ans), une grande majorité de femmes; un public catholique, celui de "la France d'avant", me suis-je dit. Je ne sais ce que ce public a pensé de ce film : sans doute beaucoup de bien, et une adhésion totale aux engagements de cette communauté dans le dialogue avec l'islam. Ce que le film montre, mais involontairement (de toute évidence, le metteur en scène a voulu montrer le contraire), c'est un dialogue de dupes ou de sourds ou d'aveugles - totalement asymétrique, une grande ouverture d'un côté, une fermeture complète de l'autre, au point que l'on peut se demander si les musulmans de ce film ont un coeur ou sont des hommes et croient à quelque transcendance que ce soit. De ce point de vue, deux mots du titre sont de trop. Il aurait dû s'intituler : des moines et de Dieu.