Bizot évoque la visite à Phnom Penh du vice-président Américain Spiro Agnew, en janvier 1973, quand le régime de Lon Nol tenait encore tête aux Khmers rouges et que tout n'était pas encore perdu:
"La venue à Phnom Penh de Spiro Agnew, vice-président des Etats-Unis, était prévue ce jour-là, à dix heures locales. Depuis des semaines on n'avait parlé que de ça. les abords de l'aéroport étaient surveillés; des avions espions tournoyaient dans le ciel. La police khmère, infiltrée partout, s'était fait un point d'honneur à mettre en place, avec la Sûreté et le Renseignement, un contrôle très strict des accès à la chancellerie, au poste diplomatique, à la résidence et au campus américains. Le service politique avait même imposé une double protection, placée sous l'autorité d'une cellule d'experts dépêchés sur place. Plusieurs parcours possibles, entre l'aéroport et l'ambassade, avaient été étudiés dans le secret, balisés, dégagés, fouillés, voire par endroit empierrés et asphaltés. Des effectifs supplémentaires étaient arrivés de Saïgon pour prêter main-forte aux GI. Depuis des jours, des soldats campaient dans les rues, guettant les allées et venues suspectes, observant les magasins, les fenêtres des immeubles, le sommet des arbres, etc.
Face à cet activisme paranoïaque, aussi risible vu de Phnom Penh qu'au regard du danger réellement encouru, les Khmers n'avaient pas voulu demeurer en reste. Le déploiement de moyens si coûteux avait quand même désamorcé un peu les rires au bénéfice du respect le plus béat. Ils avaient mis tout en oeuvre pour l'accueil de l'hôte prestigieux, qu'ils avaient rêvé grandiose. Toutes les coutumes du Cambodge, depuis les plus vieux usages de l'ancien royaume, jusqu'aux protocoles les plus originaux, avaient été mises en branle pour l'occasion. On avait sollicité les maîtres traditionnels de renom, n'hésitant pas à les faire chercher, le cas échéant, dans les villages reculés de l'arrière-pays. Les plus grands orchestres, les meilleures troupes de ballets et de théâtre dansé avaient répété ensemble jour et nuit, sur des mises en scène pensées en fonction des contraintes de l'aéroport et de la sécurité. Le jour J, les ministres revêtus de leurs somptueux costume de cérémonie -- veste blanche, samot vert bouffant, bas blancs et chaussures vernies noires à boucle -- se tenaient devant plusieurs orchestres
phimpeat, des chanteurs avec leurs tambours en bois de
tatrao, et des joueurs de flageolet. Les chefs militaires, en grand uniforme, étaient débout à côté de centaines d'écoliers, le drapeau américain à la main, tous au garde-à-vous. Des nattes finement tressées recouvraient le tarmac. Un tapis rouge allait jusqu'à l'emplacement où l'avion présidentiel devait s'arrêter. Des brahmanes y avaient pris place, leur conque-trompette à la main, devant des plateaux d'offrandes en laque et en argent. Les voitures du cortège étaient prêtes, avec un tête une berline blindée, arrivée la veille par avion. Des dizaines de danseuses, couvertes de tissus brodés d'or cousus à même la peau, tenaient, gracieuses, des corbeilles de pétales. Face aux ministres, les cuivres briqués d'une fanfare jouaient en grande pompe avec le soleil qui montait dans le ciel...
L'appareil tant attendu se montra, un peu plus tôt que prévu, et vint se poser exactement où cela avait été convenu. A la minute même, la mélodie des orchestres, le son des clairons, la voix des chanteurs, les formules de bienvenue criées par les choeurs d'écoliers, résonnèrent dans une cacophonie fantastique, que parvenait à peine à couvrir le long vagissement des conques sacrées. Les danseuses se mirent en mouvement sur place, pendant que ministres et généraux s'avançaient solennellement. La porte de l'appareil s'ouvrit, et des jeunes filles vêtues de soie avançèrent l'échelle dorée et fleurie. Au même moment, et en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, le battement des pales d'un hélicoptère se fit entendre à grand fracas dans l'air. Une demi-douzaine de GI giclèrent de l'avion sur la scène, en éventail devant l'échelle, bousculant les écoliers et les danseuses, l'arme automatique pointée droit devant, les jambes écartées, le regard fixe. En quelques secondes, porté par deux géants, le vice-président des Etats-Unis fut expulsé du jet et introduit dans l'hélicoptère qui décolla aussitôt (pour atterrir sur le toit de l'ambassade américaine), dans un tourbillon de poussière mélangée aux pétales de fleurs et aux drapeaux de papier, abandonnant sur place ministres, généraux, brahmanes, danseurs et musiciens..."
Conscient d'avoir atteint la limite du droit de citation de ce texte, j'arrêterai ici de vous en parler. La période de captivité de François Bizot chez les Khmers rouges commença par son arrestation lors d'une embuscade dans la région d'Oudong en octobre 1971. Octobre au Cambodge, c'est encore, un peu comme en France, la saison des pluies, des rizières inondées, miroitantes sous les nuées. Ce livre, qui fait une place importante au récit de cette captivité, sera donc votre "livre d'octobre" comme il y a eu un livre de septembre (
L'Otage de Claudel) et un livre d'août (
Benito Cereno de Melville). Octobre, mois des révolutions, comme l'est l'autre mois de Vénus, le joli moi de mai. Vénus est la Madonne des révolutions.
En étant venu ainsi à vous évoquer cette déesse, et dans le souci de me relier à vous chers amis, je vous laisse à présent continuer de conférer sur le slip.