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La spécificité de l'esprit européen

Envoyé par Utilisateur anonyme 
Utilisateur anonyme
25 mai 2008, 20:52   La spécificité de l'esprit européen
Paru dans Le Temps, quotidien suisse, le 24 mai 2008 :
Citation

L'esprit européen est un esprit critique

Le philosophe Jacques Dewitte défend les mérites de l'Europe et, en particulier, sa capacité à mettre en doute ses propres certitudes.

Mark Hunyadi
Samedi 24 mai 2008

Jacques Dewitte. L'Exception européenne. Ces mérites qui nous distinguent. Michalon. 191 p.

La question européenne est à la fois brûlante et durable. Elle est brûlante, parce que rien ne saurait avoir plus d'actualité que de savoir qui nous sommes; et elle est durable, parce que c'est une question depuis longtemps, voire depuis toujours irrésolue. De son actualité témoignent de nombreux essais récents qui tous gravitent autour de la même question: qu'est-ce que l'Europe?

Comment déterminer ce qu'est cette entité, elle qui est indéterminée géographiquement, culturellement, religieusement, politiquement? Nous avons parlé ici même de Joseph Weiler, pour qui l'Europe doit s'assumer chrétienne; ou de François Jullien, qui donnait une version renouvelée de l'universalisme européen.

Dans un essai vif malicieusement intitulé L'Exception européenne. Ces mérites qui nous distinguent, le philosophe belge Jacques Dewitte s'interroge à son tour sur la spécificité de l'esprit européen.

Dewitte ne cache pas sa dette à l'égard de son maître Leszek Kolakowski, qu'il a entendu en 1980 prononcer à Paris une conférence parue depuis sous le titre Où sont les Barbares?. Si cette anecdote mérite d'être mentionnée, c'est qu'il est fort possible que ce bref texte ait eu une forte influence sur nombre d'essayistes d'aujourd'hui qui, de Finkielkraut à Bruckner, revendiquent fièrement une forme d'exception spirituelle européenne.

En tous les cas, c'est ce que fait Dewitte, et son titre n'est nullement ironique: l'esprit européen a bel et bien quelque chose d'exceptionnel, et certains traits le distinguent effectivement de toutes les autres figures culturelles.

Quel est donc son mérite propre, qui lui assure une forme de supériorité mondiale? C'est d'avoir su mettre en question ses propres évidences, mettre en doute ses propres certitudes, abandonner sa propre perspective pour adopter celle des autres. Autrement dit, l'esprit européen est un esprit critique.

Symbole de cette disposition au décentrement: Bartolomé de Las Casas qui, accompagnant les conquêtes espagnoles, a inlassablement dénoncé les crimes commis au nom de la conquête, et farouchement défendu une vision égalitariste qui est la matrice des droits de l'homme aujourd'hui. Dans la fameuse controverse de Valladolid en 1550 où il fallut décider si les Indiens étaient humains ou non, il a pris le parti des indigènes contre les Européens.

Certes, l'objection est immédiate: l'Europe est aussi la source d'un impérialisme, d'une violence, de destructions et d'atrocités qui n'ont guère eu d'équivalents... La réponse de Dewitte est toute prête: «Ces faits sont indéniables, mais ils ne remettent pas en question la thèse fondamentale de l'apparition en Europe d'une tournure d'esprit sans précédent et sans équivalent, même si elle a pu coexister avec l'esprit de domination [...]. Elle a été la seule, chez certains de ses représentants, à adopter un point de vue critique envers son propre passé sanglant. On attend toujours une attitude analogue ailleurs.»

Telle serait donc la spécificité européenne: l'Europe est certes elle aussi traversée par un esprit de domination et de conquête, mais elle a simultanément engendré un esprit critique qui lui permettait de dénoncer ses propres agissements, au nom d'un idéal d'humanité et d'égalité. Et comme c'est elle qui a inventé l'égalité, elle est plus égale que les autres. Tel est l'«européocentrisme paradoxal» que Dewitte emprunte à Kolakowski: l'Europe a une position privilégiée, parce qu'elle est capable de prendre la position des autres.

Chez Jacques Dewitte, cette «position privilégiée» a toutefois vite fait de se muer en ce qu'il appelle une «supériorité paradoxale», dont il se garde bien d'élucider le sens. Au terme du parcours, l'esprit critique a cédé la place à l'apologie. Pourquoi, à tout prix, cette quête de ce qui non seulement nous distingue, mais de ce qui nous rend supérieurs? Que veut dire, ici, supérieur, et surtout: quelle conséquence en tirer? L'auteur ne répond pas, perdant ici subitement l'esprit critique dont l'Europe et lui-même se sont faits le chantre.
Utilisateur anonyme
25 mai 2008, 21:23   Re : La spécificité de l'esprit européen
"l'esprit européen a bel et bien quelque chose d'exceptionnel, et certains traits le distinguent effectivement de toutes les autres figures culturelles.

Quel est donc son mérite propre, qui lui assure une forme de supériorité mondiale? C'est d'avoir su mettre en question ses propres évidences, mettre en doute ses propres certitudes, abandonner sa propre perspective pour adopter celle des autres. Autrement dit, l'esprit européen est un esprit critique."
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Mais c'est du Castoriadis ?!

Au passage, je me permets de signaler à l'attention des liseurs de ce forum un excellent ouvrage de J. Dewitte : "Le pouvoir de la langue et la liberté de l'esprit", Ed. Michalon, 2007.
Je pense que l'esprit européen se manifeste aussi dans la volonté de dépassement de soi que l'on trouve -encore- chez nombre d'individus. Dépassement de soi qui peut aller du sublime au record absurde dans le genre tour du monde à cloche-pied.
Ah, le plaisir de rire de bon coeur, merci chère Cassandre !
Sur le sujet, il faut absolument Rémi Brague, La voie romaine, qui explique, très finement, la même chose.
De rien, chère Anna.
Utilisateur anonyme
27 mai 2008, 21:13   Re : La spécificité de l'esprit européen
Jacques Dewitte rejoint me semble-t'il Alain de Benoist qui écrit, dans l'introduction de Au-delà des Droits de l'Homme :
Citation
On se demande parfois ce que l'Europe a apporté au monde, ce qui la spécifie en
propre. La meilleure réponse est peut-être celle-ci : la notion d'objectivité. Tout le
reste en découle : l'idée de personne et de liberté de la personne, le bien commun
en tant qu'il se distingue des intérêts particuliers, la justice comme recherche de
l'équité (c'est-à-dire le contraire de la vengeance), l'éthique de la science et le
respect des données empiriques, la pensée philosophique en tant qu'elle s'émancipe
de la croyance et consacre le pouvoir du penseur à penser le monde et questionner
la vérité par lui-même, l'esprit de distance et la possibilité d'autocritique, la capacité
dialogique, la notion même de vérité.

Merci, cher Phix, pour ce beau fragment.
J'ai toujours pensé que l'apparition de la Raison émancipée de la croyance religieuse était aussi décisive que l'apparition de l'intelligence consciente par rapport au simple instinct animal, autant une avancée "évolutionnelle" que civilisationnelle. C'est pourquoi le relativisme bienpensant qui ne veut voir dans l'avènement de la Raison qu'un avatar occidental ni plus ni moins valable que tout autre avatar culturel, me semble particulièrement néfaste pour ne pas dire, à la lettre : dégradant pour l'espèce humaine.
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