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Antidote à Bégaudeau, par un homme de l'art

Envoyé par Virgil Waldburg 
Billet d'humeur (http://www.boojum-mag.net/f/index.php?sp=liv&livre_id=1472)

PROFESSEURS DE L'ETRE
à propos de François Bégaudeau et de Catherine Henri


Selon une récente enquête, les Français sont, de tous les Européens, ceux qui déclarent s’être le plus ennuyés à l’école. Il faudra sans doute beaucoup de temps pour perdre ce piteux record, mais on peut, pour commencer, se pencher sur les témoignages de deux professeurs de Lettres.

Pour se distraire du fatal ennui distillé par les vacances scolaires, on peut lire deux ouvrages récemment réédités dans la collection Folio et consacrés aux grandeurs et aux servitudes du métier de professeur de Lettres. Le premier, dû à Catherine Henri, se nomme De Marivaux et du Loft — Petites leçons de littérature au lycée. Comme son titre l’indique, il date de l’époque de la première édition de Loft Story, celle qui fit la célébrité de Loana. Afin, donc, de convertir ses élèves à Marivaux, Catherine Henri choisit de leur faire étudier la Dispute, parce qu’elle sent bien qu’ils ne tarderont guère à faire des rapprochements. La pièce, mise en abyme du théâtre, raconte une expérience scientifique. Pour savoir comment, à l’origine, est né l’amour, un prince a fait élever, loin de tout et loin des hommes (mais avec cependant quelques serviteurs pour leur apprendre le langage), un garçon et une fille. Le garçon est devenu jeune homme ; la fille est devenue jeune fille. La pièce commence lorsque, pour la première fois — car chacun avait évidemment été tenu isolé jusque-là —, ils sont mis en présence l’un de l’autre. Et, très vite, ce qu’on pensait devoir être une comédie tourne à la catastrophe…

Milieu clos, cohabitation obligatoire et présence de spectateurs autour de l’enclos… Oui, c’est bien du Loft Story avant la lettre, et, s’il n’y a pas de piscine, il y a, curieusement, un personnage qui se nomme Azor, et qui n’est pas sans rappeler Aziz. Aziz ? Pour ceux qui auraient déjà oublié (autrement dit, tout le monde), rappelons qu’Aziz fut l’un des phares du premier Loft, qu’il devait même tourner avec Jean-Claude Van Damme un film que bien entendu il ne tourna jamais. À travers son expérience, Catherine Henri présente clairement l’impossible quadrature du cercle que doit résoudre chaque jour le professeur de Lettres : il lui faut, pour convaincre ses élèves de l’intérêt de la littérature, montrer que celle-ci est une clef qui permet d’ouvrir diverses portes dans la réalité du monde, mais, comme la réalité (la reality) est bien souvent un spectacle (un show), cette clef se révèle à maints égards posséder une vérité intrinsèque bien plus dense que les portes qu’elle est censée ouvrir. Aziz a pu « faire » la couverture de divers magazines il y a six ans ; aujourd’hui, il a disparu dans la nature, et c’est l’Azor de Marivaux, seulement Azor qui demeure.

L’ouvrage de Catherine Henri n’est officiellement qu’une chronique, mais il offre une progression passionnante dans la manière même dont l’auteur expose son travail. Au fil des chapitres, le ton se fait de plus en plus professoral. Les œuvres évoquées (car, évidemment, on ne s’en tient pas à Marivaux) sont de plus en plus expliquées pour elles-mêmes, et l’enseignant(e) qui entendait parler de son travail finit par se contenter de faire ce travail devant nous ; certaines pages de De Marivaux et du Loft pourraient même sans difficulté s’intégrer dans un manuel d’explication de textes. Mais qu’on ne s’y méprenne pas : ce dépouillement n’est pas impuissance ; il est simplement honnêteté. Le devoir d’un enseignant, comme celui d’un orateur, est de s’adapter à son public, mais, une fois posé ce principe, il en est un autre qui ne saurait être remis en question : pour expliquer un texte, il convient de dire un certain nombre de choses, vraies et nécessaires en elles-mêmes, quel que soit le public auquel elles s’adressent. Bref, Catherine Henri croit à son métier, et cette condition nécessaire est la condition suffisante quand il s’agit de l’enseignement.

François Bégaudeau, qui doit probablement enseigner dans un établissement populaire plutôt que dans un établissement dit « de centre-ville », entend dans Entre les murs présenter lui aussi les choses telles qu’elles sont (« Dans ce roman écrit au plus près du réel, [il] investit l’état brut d’une langue vivante, la nôtre », nous explique la quatrième de couverture), mais ce ne sont pas les mêmes choses. Catherine Henri essayait de parler de son travail, François Bégaudeau, ou plus exactement son narrateur — puisqu’on vous dit que ce livre, même s’il entend « juste documenter la quotidienneté laborieuse », est une fiction, enfin ! —, le narrateur bégaudesque, donc, parle simplement de ses élèves. Sans doute vaut-il mieux qu’il ne nous raconte pas trop ce qu’il leur raconte, puisque les quelques exemples qu’il produit de son propre discours laissent parfois rêveur. Si cuistre qu’il soit, son développement sur l’emploi de après que et du passé antérieur est extrêmement approximatif et fait regretter qu’il n’ait pas lu d’un peu plus près les pages de Benveniste sur le sujet. Nous ne sommes pas ici en train de chercher mesquinement des poux dans la tête d’un professeur condamné, comme tous ses collègues, à naviguer à vue. Ce que nous voulons dire, c’est que, dans ce livre de près de trois cents pages et qui, lui, est bien une chronique puisque « l’intrigue » ne progresse absolument pas, dans cette attitude proclamée consistant simplement à montrer « comment ça se passe », on décèle une résignation fondamentale, une absence de révolte révoltante. S’impose l’impression sournoise que le prof a admis une fois pour toutes l’idée que ses élèves étaient condamnés à rester définitivement ce qu’ils sont. Bien sûr, quel est l’enseignant qui ne s’est pas dit un jour, face à une classe fatiguée ou fatigante : « Mais qu’est-ce que je fiche ici ? », mais cette exaspération qui se comprend dans un contexte ponctuel devient inadmissible quand elle se fait credo. On verra ainsi le narrateur bégaudesque employer souvent le même charabia, minimal et vulgaire, que ses élèves. Pour se mettre à leur niveau, camarade, certes. Mais on aimerait le voir, parallèlement, se débattre un peu plus pour amener ses élèves à son niveau.

La dénonciation de la misère culturelle se fait ici si complaisante qu’on finit par se demander si elle ne s’accompagne pas d’une certaine jouissance. On imagine que, selon une formule chère à Libération pour ses reportages sur le terrain, « les noms ont été changés », mais on se demande si Fangjie, Tarek ou Ming seraient d’accord avec la manière dont sont relatés certains épisodes de leur vie scolaire, et donc de leur vie tout court. Franchement, on ne comprend pas pourquoi nos dirigeants sont en train de se demander s’il ne conviendrait pas d’étendre le principe d’un service minimum à l’Education nationale. Des enseignants tels que celui d’Entre les murs assurent quotidiennement un tel service minimum. Ne pas trop s’étonner après si des écoles de banlieue ont pu flamber l’an dernier en même temps que des voitures. Si le prof a mis implicitement dans la tête de ses élèves l’idée qu’ils étaient entre les murs, autrement dit à l’intérieur d’une prison, il est assez logique que d’aucuns aient voulu détruire un pareil lieu. Mais c’est bien dommage, car, bien conçue, l’école pourrait être, peut être encore l’espace le plus ouvert qui existe au monde.

FAL

Catherine HENRI, De Marivaux et du Loft — Petites leçons de littérature au lycée, Folio n° 4467
François BEGAUDEAU, Entre les murs, Folio n° 4523
Est-il suggéré une analogie entre l'économie spectaculaire (la télé-réalité, la célébration de la débilité mentale, la condescendance voyeuriste pour la déculturation et la brutalité) et le film de Bigoudis ? Ce me semblerait une excellente analogie, mais je ne sais si j'ai raison de discerner cela dans cette analyse comparative des deux entreprises considérées...
Utilisateur anonyme
28 mai 2008, 09:00   Re : "De Marivaux et du Loft"
Je n'avais jamais entendu parler de ce livre de Catherine Henri. Y aurait-il ici quelqu'un qui l'aurait lu et qui pourrait nous en dire un peu plus à son sujet ?
Utilisateur anonyme
28 mai 2008, 10:33   Re : Tribute to Etiemble
Voilà comment est annoncée sur le site de France Inter une émission d'hommage à Françoise Dolto...
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