Quelques éléments d'analyse de la réforme des retraites en Allemagne. Je précise que l'article n'est pas issu d'une publication syndicale, mais du très sérieux Institut de recherches économiques et sociales. (Excusez-moi pour la mise en page un peu chaotique.)
Enjeux de politique d’emploi, retraites et carrières discontinues
"La retraite à 67 ans constitue-t-elle une possibilité réelle, et est-elle acceptable, pour l’ensemble des assuré(e)s ? Étudiée de façon empirique, la question débouche sur une image plutôt pessimiste: la part des chômeurs relativement âgés est élevée et s’inscrit elle-même dans le contexte d’un taux d’emploi globalement faible. On observe de grandes différences en ce qui concerne les modes de transition vers la retraite, la linéarité des biographies professionnelles et les
statuts des assuré(e)s à la veille du départ à la retraite.
Les carrières incomplètes selon les classes d’âge
Si l’on regarde de plus près la participation au marché du travail des différentes classes d’âge proches de la retraite, on
observe des carences importantes en ce qui concerne la continuité des biographies professionnelles avant l’âge de 65
ans. Ces « trous de carrière» sont plus importants pour les femmes que pour les hommes, quel que soit l’âge. De façon inversement symétrique,la part des femmes parmi les chômeurs et les inactifs est plus élevée que celle des hommes.
En 2005, un tiers seulement des hommes(et 20 % des femmes) de la classe d’âge des 60 à 65 ans exerçaient encore une activité professionnelle. La participation au marché du travail des personnes âgées de 65 ans et plus – variable clé pour évaluer la réforme – devient négligeable, avec un taux d’activité de 2,1 % pour les femmes et de 4,9 % pour les hommes. Au total, le taux d’emploi des hommes et des femmes de 55 à 64 ans est de 45,5 % (Rische, 2007: 40).
Dans de nombreux secteurs professionnels, l’âge moyen de départ à la retraite est inférieur à l’âge légal de 65 ans.
Le retrait précoce de la vie professionnelle renseigne indirectement sur les conditions et charges de travail contrastées
des branches.
Les emplois ne sont pas tous agréables et n’offrent pas tous de conditions de santé suffisantes pour pouvoir être exercés à un âge avancé. Les charges physiques dans le bâtiment et dans l’industrie manufacturière, les conditions psychologiques dans le commerce de détail et dans la restauration amènent nombre de salarié(e)s à quitter la vie active avant terme pour des raisons de santé. Seuls les hommes et les femmes avec un diplôme de l’enseignement supérieur atteignent aujourd’hui un taux d’emploi moyen de plus de 50 % quand ils ont entre 55 et 64 ans. On constate donc une corrélation étroite entre la qualification des salariés et l’âge de départ à la retraite.
Les effets de l’image négative des seniors
La politique de ressources humaines de nombre de grandes entreprises tend à faire partir en préretraite les salariés dès l’âge de 50 ans. Cela contribue à fortement détériorer l’image des salariés vieillissants. La moitié des établissements
n’emploient plus de salariés de plus de 50ans et l’embauche de salariés relativement âgés constitue une exception. Cette
politique d’embauche hostile aux seniors n’est pas sans conséquences, puisqu’elle revient à dévaloriser le capital humain. Découragés, les chômeurs vieillissants cessent de postuler à un emploi. Une politique d’embauche positive par contre qui s’adresse délibérément aux seniors n’est pas non plus sans produire d’effet. On trouve notamment dans les petites et moyennes entreprises des exemples positifs d’emploi de salariés vieillissants. Il semble en effet possible d’améliorer la situation d’emploi des seniors à travers le soutien moral et l’encouragement – si le contexte s’y prête, c’est-à-dire s’il existe une offre de travail adaptée à une population vieillissante. Cela nécessite de la part des entreprises une politique visant à maintenir et à promouvoir la santé, la qualification et la motivation des salarié(e)s tout au long de leur vie au travail (Promberger, Wübbecke, 2006).
La part élevée de chômeurs de longue durée parmi les seniors s’explique aussi par un état de santé détérioré. En 2005, 36 % des chômeurs de plus de 50 ans connaissaient des problèmes de santé,contre 10% des chômeurs de moins de 30ans et 21 % des demandeurs d’emplois de 30 à 49 ans (Ebert/Kistler/Staudinger,2007). La possibilité de « tenir » jusqu’à la retraite dépend fortement des conditions de travail. Nombre de salarié(e)s ne se sentent plus capables de travailler jusqu’à l’âge de la retraite. C’est ce qui ressort d’une enquête représentative au niveau national d’INIFES et de TNS Infratest auprès de 5 500 salariés (cf.Ebert/Kistler/Staudinger, 2007). Un(e) enquêté(e) sur quatre pensait que son état de santé l’empêcherait d’exercer jusqu’à l’âge de la retraite son activité professionnelle actuelle et 17 % se disent indécis.78 % des salariés non soumis à des conditions de travail difficiles estiment pouvoir exercer leur profession jusqu’à la retraite.
L’effet du chômage
Avec 18,1 % en juin 2005, le chômage des 50-65 ans est élevé (IABKurzbericht8/2006), compte tenu surtout du niveau d’activité globalement bas de cette classe d’âge qui excède à peine 37 %. 1,2 million de personnes de plus de 50 ans
sont enregistrées comme chômeurs.
Parmi tous les chômeurs déclarés en 2005, 24,9 % étaient âgés de 50 ans et plus et 11,9 % de 55 ans et plus. Les salariés se retrouvant au chômage à l’âge de 55 ans sans disposer d’une qualification au-dessus de la moyenne ont de grandes chances de rester sans emploi jusqu’à la retraite. Le chômage (de longue durée) est la raison principale des carrières incomplètes –des hommes tout au moins – avant la retraite. La situation des chômeurs s’est plutôt détériorée à la suite des réformes du marché du travail de 2005 (Veil, 2005). Car à partir de la fin 2007 les bénéficiaires de l’allocation chômage peuvent se voir contraints à anticiper au plus tôt leur départ à la retraite même au prix d’une décote importante. Le recul de l’âge de départ à la retraite induira nécessairement une baisse supplémentaire des pensions (IABKurzbericht 8/2006). Le risque de pauvreté dans la vieillesse se trouve encore accru par la réduction de la durée de versement de l’allocation chômage (le revenu de remplacement « normal » après la perte d’un emploi) qui est passée, depuis 2006, de 32 à 18 mois pour les personnes de plus de 55 ans. Car dans la situation
actuelle il faut avoir cotisé pendant 26 ans à partir d’un revenu moyen pour toucher une pension au-dessus du revenu minimal de type aide sociale.
L’âge aux multiples visages
Les trajectoires de transition vers la retraite sont contrastées.
Nombre de métiers ne permettent pas le vieillissement (Bosch, 2005). Parmi les raisons principales des « trous de carrière » souvent importants avant le départ à retraite figurent le chômage massif, les problèmes de santé dus à des « emplois d’usure » (Bäcker,2006), la « réserve silencieuse » des femmes, la politique des préretraites, la baisse de « l’employabilité » du fait de l’absence de formation continue des seniors et de longues interruptions de carrières. Peut-on durablement ignorer ces réalités fortes du marché du travail et de la politique de l’emploi ? Car sans mesures d’accompagnement, les « trous de carrière» avant la retraite risquent de s’agrandir encore, et le chômage de longue durée auquel s’ajoutent les réductions des pensions pourraient sonner le retour de la « pauvreté de vieillesse » (Altersarmut) que l’on avait cru définitivement appartenir au passé. Les arguments des adversaires de la retraite à 67 ans – dont les syndicats – apparaissent également quelque peu biaisés. En mettant unilatéralement l’accent sur les risques du marché du travail, ils tendent à minimiser l’importance historique de l’évolution démographique et le« risque » d’une vie plus longue, facteurs qui se traduisent par la prolongation des périodes de versement des pensions (Rentenlaufzeiten) par l’assurance retraite. On observe d’une part une tendance à la hiérarchisation des enjeux de politiques de l’emploi au détriment des enjeux démographiques et, d’autre part, une approche quelque peu statique des pourfendeurs de la retraite à 67 ans. Le recul de l’âge de départ à la retraite est traité comme un problème d’aujourd’hui. Les syndicats n’abordent guère la question en termes de processus et prêtent peu attention à l’horizon temporel dans lequel s’inscrit la réforme: le recul de l’âge légal sera mis en oeuvre à partir de 2012 ; il est censé durer 17 ans et être achevé dans 22 ans (en 2029), date à laquelle il s’appliquera à tous. C’est une période longue qui pourrait permettre – dans une perspective optimiste – d’opérer les changements nécessaires sur le plan de la politique de l’emploi. La question toutefois est de savoir si de tels ajustements seront encore possibles dans un monde du travail de plus en plus mondialisé et si des prévisions pertinentes sur l’évolution des marchés du travail restent possibles. Les difficultés actuelles de la coopération européenne au sein d’Airbus illustrent la complexité des problèmes : sans grande hésitation, la direction a pris la décision de supprimer 10 000 emplois en Europe,dont 3 700 en Allemagne et 4 200 en France.
(...)
Beaucoup d’inconnues
Compte tenu des évolutions démographiques,la retraite à 67 ans constitue –d’un point de vue abstrait – un objectif
pertinent. Pourquoi la limite d’âge légale ne reculerait-elle pas de deux ans d’ici 2029 si l’espérance de vie augmente de trois ans durant la même période, selon les pronostics ? Le doute s’installe toutefois quand on compare les perspectives
démographiques aux réalités sociales du marché du travail actuel. Le décalage paraît trop important entre ce qui est – les
« trous de carrière » et le chômage avant la retraite, l’écart entre âge de départ formel et réel – et ce qui devrait être, même si le laps de temps de 22 ans (d’ici 2029) est relativement long.
La retraite à 67 ans pâtit d’un grand nombre d’impondérables. Ni la demande provenant de marchés du travail mondialisés ni la qualité des futurs postes de travail
ne peuvent être aisément anticipées. Ne serait-il pas plus réaliste d’agir tout d’abord sur les marchés du travail destinésà accueillir les salariés vieillissants –et d’y préparer ces derniers par des dispositifs de formation continue ? Une fois
ces ressources mobilisées avec succès, on pourrait passer à la deuxième étape : le recul de l’âge de départ à la retraite. L’exemple des pays scandinaves illustre bien qu’il n’y a pas de loi objective qui écarte les seniors du marché du travail (Schmid, 2006). Ces pays combinent un haut taux d’emploi avec un âge de départ à la retraite élevé."
Extraits de l'article de Mechthild VEIL : "Allemagne, retraite à 67 ans : baisse des pensions ou nouvelle culture de travail dans la vieillesse ?",
Chronique internationale de l'IRES - n° 105 - mars 2007