Cela faisait déjà quelques temps que je voulais scanner cet article et le mettre en ligne. Je viens de le trouver
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« Le « moment Botul » de Régis Debray », par Armand Laferrère, Commentaire, n° 131, Automne 2010
« Vient un moment, dans la carrière de tout intellectuel de renom, où la tentation se fait forte de s’appuyer sur la gloire acquise et réduire sa charge de travail. On voit alors Bourdieu renoncer aux subtilités de l’analyse de l’habitus et tenter de donner un sens, sous le titre La Misère du monde, à une collection brute de témoignages parfaitement banals de frustration sociale. On voit Bernard-Henri Lévy, l’ancien décortiqueur de l’Idéologie française, citer Botul. Et l’on voit Régis Debray naguère maître de l’anayse distanciée des messages transmis par les média dans Médiologie écrire sur Israël un petit livre qui reproduit à l’identique les illogismes, doubles standards et aveuglements volontaires qui infectent sans relâche la couverture du Proche-Orient par la presse française.
Malgré l’entrée en matière de Debray, qui commence le livre par se féliciter de son propre courage et annoncer qu’il va « perdre la moitié plus un de ses amis », il est difficile pour un sioniste un peu cultivé d’éprouver une réelle hostilité contre l’auteur. L’homme n’a pas d’objection de principe à l’existence d’Israël ce qui de nos jours, hélas, est toujours bon à prendre. Il reconnaît du moins pour le passé le caractère inévitablement tragique de l’histoire. Quoiqu’il s’agace du temps que consacre la République française à la commémoration de la Shoah, il est assez clair que ce qui le meut n’est pas l’hostilité pour le peuple victime, mais la haute idée qu’il se fait d’une République abstraite qui devrait transcender toutes les communautés.
Et si l’on souhaitait encore s’irriter, on en serait empêché par un autre sentiment, qui devient vite insurmontable à la lecture de ce livre : le sentiment de lassitude.
Voilà encore un auteur qui parle du « plan Daleth » de 1948 comme d’un plan de « nettoyage ethnique » après des décennies de débat et le retournement spectaculaire de l’historien qui avait d’abord porté cette thèse, Benny Morris. Benny Morris, après avoir étudié la question pendant toute sa carrière, a fini par reconnaître qu’il ne s’agissait là que d’un exercice de programmation militaire qui n’aurait jamais été mis en œuvre s’il n’y avait pas eu d’attaque arabe et qui a laissé intacts jusqu’à ce jour les villages arabes situés hors des zones de combat. Régis Debray semble ignorer jusqu’à son nom. A aucun moment il ne se demande comment il pourrait y avoir 20 % d’Arabes en Israël, en 1949 comme aujourd’hui, si le pays avait eu une politique de nettoyage ethnique comparable à celle du FLN en 1962 (ou à celle qu’ont déjà annoncée les Palestiniens pour l’État qu’ils demandent).
Voilà encore un homme de gauche qui met au compte de la tragédie de l’histoire la violence de l’Israël des kibbutzim, mais s’érige en censeur dès qu’un gouvernement de droite part en guerre. Quand Ben Gourion expulse sept cent mille Arabes pour assurer la sécurité de son peuple, c’est l’histoire qui l’exige : Ben Gourion était de gauche et Debray ne peut pas lui en vouloir. Mais, quand Olmert attaque Gaza pour mettre fin aux pluies de Kassam sur le sud de son pays, l’histoire cesse soudain d’être tragique et de ne présenter que des solutions imparfaites à des décideurs sous contrainte. Qu’aurait fait Debray à la place d’Olmert, face à l’accroissement régulier du nombre et de la portée des missiles du Hamas ? Les lecteurs de Debray ne le sauront pas en lisant son livre. L’auteur est prêt à sympathiser avec des dirigeants de gauche. Mais, lorsque la droite arrive au pouvoir, l’histoire ne lui présente plus que les réconfortantes figures du Bien et du Mal.
Voilà encore surtout et c’est sans doute sur ce seul point que la lassitude cède momentanément le pas à une légère irritation – un Français qui, dans le confort de sa vie loin du front, croit pouvoir sermonner les Israéliens sur leur méconnaissance de leurs voisins. Et ce, au moment même où il apporte la preuve la plus manifeste de sa propre ignorance sur le sujet.
Debray se scandalise de ce qu’un ministre israélien ait qualifié le Hamas de « génocidaire ». Mais cette indignation est moins convaincante pour qui a lu l’article 7 de la Charte du Hamas ‒ dans lequel, citant un hadith célèbre (« l’heure du Jugement ne viendra pas avant que les musulmans ne combattent les Juifs »), l’organisation a ressenti le besoin d’ajouter explicitement sa propre glose : « tuent les Juifs ». On peut peut-être se montrer plus explicitement génocidaire que cela, mais ce n’est pas facile.
Debray, qui reproche aux Israéliens de ne pas connaître les Arabes, ne semble pas avoir lu ce texte. Les Israéliens, eux, le connaissent. Ils connaissent l’endoctrinement constant des enfants du Hamas au meurtre et au sacrifice de leur vie. Ils savent que, même dans les territoires contrôlés par l’autorité palestinienne, la nouvelle de chaque attentat en Israël est accueillie par des démonstrations publiques de joie. Ils savent que, dans un livre portant sur le conflit du Proche-Orient, ne mentionner qu’une fois le Hezbollah, groupe fanatique surarmé et explicitement exterminateur (et seulement pour mentionner qu’il s’agit d’un groupe « doté d’une culture sophistiquée »), est un peu court du point de vue des solutions opérationnelles.
Ils savent aussi qu’il n’est pas possible de résumer le conflit, comme le fait Debray, en disant que « l’occupation entraîne le ressentiment, qui entraîne la violence ». La violence venant du Liban Sud ne s’est vraiment industrialisée qu’après la fin de l’occupation israélienne en 2000 ; celle venant de Gaza a explosé à compter du jour où le dernier Israé¬lien est sorti en 2005. En continuant à répéter paresseusement les mêmes slogans, Debray montre que c’est lui, et non les Israéliens, qui ne cherche ni à connaître ni à comprendre les voisins d’Israël.
Du reste, cette accusation répétée de ne pas vouloir voir les Arabes pourrait faire naître un doute, s’il ne s’agissait pas d’un homme cultivé qui a plusieurs fois visité la région, sur la connaissance qu’a Debray d’Israël lui-même. Sait-il qu’il y a 20 % d’Arabes en Israël ? Que ‒ contrairement à la France, par exemple cette proportion n’est pas beaucoup plus basse au Parlement ? Que l’arabe est une des langues officielles du pays ? Que les soldats israéliens qu’il décrit montrant leur arrogance à Gaza, avant la fin de l’occupation du territoire, avaient de bonnes chances d’être druses ou bédouins et à peu près aucune d’être issus des milieux religieux qu’il charge de tous les maux?
Tout cela, Régis Debray le sait probablement ; mais, puisque ces faits sont en contradiction avec sa thèse celle d’un Israël entraîné vers sa perte par une hubris droitière et religieuse ils ne sont jamais mentionnés. L’auteur préfère passer sous silence des faits qu’il connaît plutôt que de se contraindre à une analyse plus détaillée et plus subtile de la situation.
Cette sélectivité extrême parmi les faits connus s’accompagne d’une légèreté parfaitement assumée dans la recherche de nouveaux faits, surtout s’ils sont à charge. Parlant d’une des courtes trêves de 2008 dans le sud du pays, Debray écrit : « une trêve dont la rupture serait de votre responsabilité » accusant ainsi sans aucune recherche tout en se protégeant par un conditionnel. À plusieurs reprises, il met entre guillemets des termes brutaux ou racistes dont il faut comprendre qu’il les prête aux Israéliens, mais pour lesquels il ne donne aucune source. On ne peut pas s’empêcher de trouver vraisemblable, lorsqu’on connaît la société israélienne, qu’il les a purement et simplement inventés.
Quelle que soit par ailleurs la qualité de son auteur, ce livre reprend tous les poncifs du 20 heures, néglige les faits les plus importants du conflit et sermonne depuis le confort de Paris ceux dont la vie est menacée tous les jours. Il n’apportera à personne la moindre connaissance supplémentaire sur le Proche-Orient. Il restera, pour son auteur, un épisode secondaire et un peu embarrassant, comme une citation de Botul. »
A.L.