(à supprimer dans l'heure pour cause de droit d'auteur) :
"Tout le monde, il y a une dizaine d'années, s'écharpait pour savoir si les Européens constituaient un peuple. A la fin, on convenait que cela n'était pas le cas, et qu'il fallait par conséquent le construire. A l'époque, personne n'a pensé que s'il était impossible de qualifier de "peuple" cette multitude européenne, ce n'était pas une catastrophe. Parce que la condition qui manquait, ce n'était pas tant un territoire ou une culture communs qu'un gouvernement qui réussisse à transformer la multitude en identité, en nation. Mais était-il donc à ce point impensable que la multitude demeure en l'état - une riche multiplicité de singularités, un ensemble de subjectivités puissantes ?
Ne pouvait-on au contraire inviter ces singularités à construire une organisation démocratique commune au sein de laquelle les rencontres soient productives, les conflits prévalant sur les relations de pouvoir consolidées, les communications soient réparties de manière égalitaire, et tous puissent jouir de la même manière des libres expressions de la production économique et culturelle ?
Si je rappelle tout cela, c'est, je crois, qu'il faut au contraire définir l'Europe à venir comme une "multitude civile". Et dire avec force que cette "composition" ne peut apparaître comme impossible qu'à tous ceux qui excluent de la définition de la société politique la multiplicité et les singularités, et dont on peut se demander jusqu'où va leur fibre démocratique.
Je relisais le poète Henri Michaux récemment. Il y a, pour dire cette autre manière de penser l'Europe et la politique, une expression que je lui emprunte : une Europe"par des traits". Une Europe comme peuple-à-venir, aurait dit aussi Gilles Deleuze : faite de formes singulières et concurrentes - qui courent ensemble et concourent au même projet, et non pas qui se font la guerre. Les politiques et les expressions artistiques, les productions de richesse et de culture, les rencontres et les affrontements se définissent alors sur une scène que certains, poussés par le désir de dire le monde, définissent comme "biopolitique" - parce que désormais, la politique investit la vie tout entière.
Or si nous décidons de demeurer en dehors de l'identité qu'un souverain - redéfini à l'échelle européenne - pourrait vouloir nous imposer, alors chacun de nous devient du même coup un "barbare" dans son pays - un étranger mais aussi un homme libre. Barbare : là encore, c'est Michaux qui résonne derrière les mots.
Alors : oui, c'est sans doute plus facile à dire et à penser pour un Italien, devant le spectacle grotesque auquel la politique de son pays le voue. Mais un Français, devant certaines provocations comme celles de la création d'une Maison de l'histoire de France, un Allemand ou un Espagnol, face à leur histoire au XXe siècle, ne devraient-ils pas, eux aussi, se sentir heureusement "barbares" ?
La scène européenne, pour aller de l'avant, doit miser sur l'hybridation des singularités, sur l'ambiguïté créative de tous les barbarismes. Quand les festivals artistiques se présentent avec cette passion des masques, des croisements, des contaminations et des échanges, alors, sans doute, un peu d'Europe a été construite."
(à mon sens, et de prime abord, il s'agit d'un appel à la régression, au stade pré-national de l'Europe. Negri n'a pas entièrement tort: l'Europe a longtemps été cela, quand chaque européen parlait deux ou trois langues pour pouvoir se faire entendre de ses voisins. La civilisation européenne, heureusement, créa des Etats-nations, souvent avant l'Italie et les pays de la Mitteleuropa, lesquels se limitèrent à fournir le substrat d'empires limités à l'espace européen (Austro-Hongrois, etc.) cependant que les Etats-nations de l'Ouest se forgeaient une identité universelle forte voulant transcender à la fois ces identités et l'espace européen (France, Angleterre, Espagne et Portugal s'envolaient hors les bornes des franges européennes du continent eurasien en même temps que leur langue s'établissait étatique, puissamment universelle, civilisatrice et non-locale, parlant et parlant fort à quiconque n'avait pas encore eu le temps historique de l'apprendre). L'Italie moderne est le pays du fascisme et de la régression infraeuropéenne dans la tribu dont Negri se montre un acharné prosélyte. Cette régression est posthume à la décadence romaine. Negri rappelle inlassablement les Barbares dans l'espoir que leur venue lui restaure la décadence de Rome,
c'est à dire lui soient une consolation regressive (que les Barbares viennent enfin et qu'ils viennent à moi comme au bon temps mien où j'étais un Empire moribond). Negri est un homme très compliqué, parfaitement décadent, qui dit des bêtises et un peu n'importe quoi (Michaux est hors sujet), bref un homme du XXème siècle égaré dans une autre époque que la sienne -- l'époque actuelle est vaste, elle est faite de blocs incandescents, a-historiques et violents comme l'est l'Islam, le charme joueur d'un homme européen dont l'avènement attendu relèverait d'une sérenpidité ludique y est sans objet ni portée aucune)