À votre bon cœur, pour la SLRC : en réponse à « Pour Aline » !
Chère Anna et cher Henri,
J’avoue que je ne connais que de nom Gabrielle Rollin. En remerciement de vos textes, permettez-moi de vous envoyer celui-ci, nettement plus convaincant à mon sens, extrait du livre de Pol Vandromme « Belgique, la descente au tombeau » qu’a aimablement recommandé Rogémi dans un post récent sur l'autre forum (et que je remercie aussi avec un peu de retard…).
C’est en quelque sorte le passage-charnière de l’ouvrage, dans lequel ce Belge royaliste convaincu, après avoir distribué les fleurs, se met à rassembler les pots. Où il entreprend de traquer, dans les deux communautés, les germes des convulsions actuelles dont le pays tente de sortir. Si les flamingants sont plus « chargés» que les wallingants, c’est sans doute pour des raisons numéraires mais c’est aussi en raison de l’influence grandissante sur certains partis flamands de celui, séparatiste d’extrême droite, le « Vlaams belang », anciennement « Vlaams blok ».
« Pour nos parents et nos professeurs, la Belgique avait été bâtie sur le roc de Pirenne, en se refusant à l’emploi de ces matériaux trafiqués, les ethnies, les idéologies, les symétries bancales. On remarquait d’emblée que Verhaeren traduisait en français les intuitions de sa sensibilité flamande. C’était pareil pour Elskamp, l’imagier anversois de la rue Saint-Paul et pour Eekhoud, anversois lui aussi, mais du quartier du port où des ambrins puissants et doux, comme les chats de Baudelaire, ronronnaient dans leurs repaires d’encanaillement.
On pouvait donc écrire en français sans cesser d’être flamand. Ainsi abolissaient-ils les contradictions du pays d’entre-deux. La langue était leur patrie littéraire ; la Flandre, la patrie de leur âme sensible. Avec eux, la querelle linguistique se résorbait d’elle-même ; entre eux – parnassiens, symbolistes, naturalistes – rien que des querelles esthétiques.
La Flandre n’était pas un mot simple et rustaud qui trébuchait sur les lèvres de derviches hurleurs. Nous ne commettions pas sur lui le meurtre rituel du jacobinisme en exécuteurs des œuvres basses de la passion totalitaire. Deux Flandres, au moins, chacune avec ses enclos et ses amarres dénouées, harcèlent mon souvenir et ne tolèrent aucune confusion : l’une, entre Gand et Bruges, la flamande de Memling et de Van Eyck ; l’autre, entre Anvers et Bruxelles, la brabançonne de Rubens et de Breughel ; deux rivières d’un même fleuve, eaux partagées qui se rejoignaient chez Jérôme Bosch.
Nous n’avions pas à préférer l’une ou l’autre, l’une à l’autre. Pour nous, la Flandre était ce songe, saisi et déployé chez Ghelderode, prosateur aux phrases de velours : « Flandre n’est qu’un cri comme ceux qui retentirent dans les songes, cri pur et haut que seuls les poètes doivent transmettre, ainsi que les vigies comme
Bretagne ou
Bourgogne ! Point tant ne faut qu’un tel nom se comprenne, car Flandre, pour la plupart, ne signifie qu’un lieu géographique, épaulement de deux provinces divisées en cantons électoraux. Pour les élites, Flandre demeure un lieu magnétique, jardin d’esprit où rôde l’immortel Renard, où dans un arbre se balance l’Espiègle, faux pendu parmi les fruits blets et les fruits acides. »
J’ai douze, treize ans, wallon en culottes courtes, la tête dans les étoiles, le pas du pèlerin de l’absolu débarquent sur la lune, résolu à me laisser séduire et apprivoiser, ébloui par la magie du poète tentateur. Le cri venu du large avec les anges voyageurs m’étreint et me transporte. Dans l’arrière-saison du royaume d’Albert Ier, lorsque la Flandre consentait encore à mêler sa singularité à la nôtre en un échange continuel, la Belgique se dégustait comme un sucre d’orge : au début des vacances, on le mettait en bouche à Charleroi ; à la fin, il y était au Zoute, toujours là, prêt à ranimer sa saveur, il fondait et moi avec lui.
Je n’aurais permis à personne de me priver de ce plaisir gourmand.»
Voici le début du chapitre suivant :
« Ghelderode inventait une Flandre qu’il nous donnait à aimer. Une Flandre irréelle, fille du songe et mère de la vie insolite ; un pays d’ailleurs, et même de nulle part : entre terre et eau, entre terre et ciel ; là-bas au Zwyn, les oiseaux sont ivres à la veille de la grande migration, et les canards sauvages, dans leur enclos protégé, se métamorphosent en enfants du bon Dieu.
Dans la prose d’incantation de Ghelderode reposait la Flandre d’autrefois qui nourrit son imaginaire et l’enracina dans sa terre propice. De sa mère, il avait beaucoup appris lors des veillées et des contes qui débouchaient sur ses nuits d’asthmatique insomniaque, traversées par des ombres maléfiques, garrottées par ses peurs d’enfant malingre. N’ayant rien oublié de cet héritage de l’oralité ancestrale, il pouvait parfaire son éducation
patriale. D’une part, dans la familiarité de sa Flandre des sortilèges, et des bouffons bancroches – celle de son théâtre, toujours occupé par l’Espagne, hantée par les inquisiteurs et leurs chambres de tortures. D’autre part, dans la compagnie des villes aux dentelles de pierre qu’il découvrait à Malines, à Anvers, à Louvain, à Lierre – celle de sa prose phosphorescente.
Il avait fait son tour des Flandres, comme ces cyclistes de randonnées, d’étape en étape, comme les compagnons de l’aristocratie ouvrière, d’ateliers en estaminets, de musées en béguinages, choisissant les lieux-dits de son histoire privée et les interlocuteurs de sa connivence. À Damme avec Thyl, le gavroche des guerres jolies, et Charles de Coster, qui n’était pas de son Église mais de son instinct. À Ypres, avec les pénitents noirs dans la ronde des flambeaux et des tambours endeuillés qui battaient le tocsin. À Ostende, avec Ensor, peintre des masques et des cavalcades gothiques, sorcier arsouille à l’innocence perverse et à l’imagination pernicieuse, amoureux des galipettes de l’étrange en contre-mystique d’une sorte de prêtrise défroquée. (…). Nous n’avons pas dû nous arracher à cette Flandre irréelle qui se détacha de nous avec une lenteur sûre et une adresse acharnée, sachant où elle allait en laissant croire qu’elle ne voulait pas aller aussi loin.
Janus bifrons , elle ne montrait que le visage propre à nous aguicher et ne tirant pas l’autre de l’ombre qui la dissimulait et qui la poissait. Le lieu magnétique de la littérature de Ghelderode, siège de la Flandre irréelle, n’était plus qu’une illusion passéiste. Le lieu géographique, réservé par Ghelderode à la balourdise de la commune espèce, avait carte blanche, se mettait en branle, le cortège du pays réel manifestant au nom de son pays légal.
Le distinguo maurrassien était frappé de caducité. »
Et c’est là qu’il fait entrer en scène la politique des nationalistes, des « baroudeurs et des spadassins » et que s’amorce ce qu’il appelle la « descente au tombeau ».
Et c’est ici que, personnellement, chère Anna et cher Henri, j’acquiesce tout de même aux termes de l’auteur du commentaire (plus qu'au texte!) rapporté par vous : « Gabrielle Rollin , avec son détachement plein d'humour mais appuyé sur des convictions qu'autorise l'expérience des crises antérieures, s'en remet au temps qui finit toujours par régler les contentieux les plus insolubles. »
(Mais ceci est du ressort de l'autre forum...)