Le site du parti de l'In-nocence

Noam Chomsky

Envoyé par Francis Marche 
22 mars 2011, 21:38   Noam Chomsky
Chomsky vient de sortir un livre et donne un entretien: I C I

Comment un esprit aussi clair, pénétrant, puissant et libre que celui de Noam Chomsky -- Chomsky fut l'Albert Einstein de la linguistique -- peut-il avoir réduit son rôle dans la vie intellectuelle à celui d'un ânonneur de salades anti-occidentales sans l'ombre d'un quelconque talent, d'une quelconque originalité, sans la moindre plus-value à apporter, pas même à ceux de son camp. Quelqu'un a-t-il une explication ?
Utilisateur anonyme
22 mars 2011, 21:59   Re : Noam Chomsky
Parce que la grammaire est une chose absolument vaine. Tandis que l'activisme peut modifier le réel.
22 mars 2011, 22:42   Re : Noam Chomsky
C'est en effet une explication possible. Pourtant la grammaire permet de percer les lois de la cognition (dans l'approche chomskyenne) et partant, elle livre des clés de l'intelligence du monde et des faits et stratégies qui l'animent. Tout fait est autant dit que fait. La grammaire, ainsi, interprète l'action; la parole exerce un magnétisme, une force sur l'action; elle déplace l'action, la magnifie, l'atténue, la réduit, etc.. Une action inarticulée, par exemple, un coup de pied aux fesses, passe inaperçue, rate son coup, sans l'enveloppe verbale et langagière qui en fait un coup de pied aux fesses, le signale et le renforce comme tel. Les processus de la cognition, celui qui les approche par quelque voie étrangère à l'action, par exemple, l'analyse grammaticale, s'approche ainsi de toute stratégie cognitive et par extension, de toute stratégie politique. Or Chomsky, en politique, se montre dépourvu, absolument désarmé, l'esprit apparemment évidé de toute démarche un tant soi peu systématique, objective, fine, accomplie, comme l'était son intelligence de la langue et de la syntaxe. Son discours politique ne vaut rien pour personne. On le publie en librairie par pure déférence, politesse, convention mondaine. C'est confondant.
Utilisateur anonyme
22 mars 2011, 23:09   Re : Noam Chomsky
L'éloge que vous dressez me semble mieux adapté à la poésie ou à la littérature. Jamais un grammairien ne provoquera une émotion ou un rire. D'ailleurs, la "force sur l'action" que vous évoquez, vous l'attribuez au pouvoir de la parole, pas de la linguistique.

Sur Chomsky plus précisément, je me demande si vous n'êtes pas exagérément laudateur sur l'homme de sciences et trop dur avec l'activiste. En réalité, il me semble que sa personnalité transparaît assez bien dans les deux, il y a quelque chose comme une cohérence. Sa grammaire cherche à voir sous la langue, dont les manifestations sont innombrables -car il s'agit bien de la langue humaine en général, en tous temps et en tous lieux- sa structure cachée, qu'il veut voir simplissime; de même, sous les manifestations a priori chaotiques du monde, il cherche un principe unificateur (la domination ?). Ce genre d'approche force le respect par l'aspect prométhéen qu'elle revêt mais ne donne pas des résultats forcément limpides et convaincants. Sa grammaire, je l'avais un peu étudiée quand j'étais étudiant. Je ne m'en souviens plus guère, mais il développe tout un jeu d'algorithmes pour ramener toute phrase humaine possible (en théorie; en réalité, il prend presque tous ses exemples dans l'anglais) à une structure Sujet-Verbe-Objet, dite structure sous-jacente. N'étant pas devenu grammairien, je me garderai bien de juger de la réussite de la tentative, mais, j'ai beau m'être penché sur son travail, il ne m'est rien resté dans ma vie d'homme, ni même de lecteur.

Et quant à ses prises de position politiques, je ne les partage pas globalement. Sa volonté de toujours TOUT ramener à la vilénie américano-sioniste est lassante et l'oblige aux mêmes contorsions que sa théorie grammaticale car il arrive que le réel résiste. Dans un esprit d'honnêteté, il me semble qu'il faut savoir gré au bonhomme d'avoir dénoncé certains mensonges de son gouvernement, ce qui est salubre.

En tout cas, en mourant, comme l'autre, il pensera sans doute de lui qu'il a fait un peu de bien.
22 mars 2011, 23:31   Re : Noam Chomsky
Paul Berman, dans "Terror and Liberalism", propose un lien de cause à effet entre la linguistique de Chomsky et son engagement dans le dogmatisme antilibéral : le dénominateur commun entre l'épistémologie chomskienne et son idéologie consisterait dans la simplification de la parole humaine (qui doit être lisible et décodable sans reste) et des relations internationales et sociales qui se résument à un ou deux axiomes tout au plus. Dans les deux cas, une sorte de perversion de l'intelligence (la paranoïa, peut-être ?) qui chercherait à rendre tout intelligible des affaires humaines. Je ne sais rien de la linguistique chomskienne, je n'ai donc aucun moyen de juger de la pertinence de l'intuition de Berman.
Utilisateur anonyme
22 mars 2011, 23:41   Re : Noam Chomsky
Pour sûr, il est moniste.
23 mars 2011, 00:10   Re : Noam Chomsky
Je vous remercie tous deux de vos éclairages. La description chomskyenne de la langue, son épistémologie, car il semble que ce terme employé par Bruno convienne pour ramasser son enseignement, se rattachent au structuralisme (dont les dogmes, je pense à Lévi-Strauss, n'ont pas tous déteint dans le politique pour y former une tache obsessionnelle anti-occidentale). Sur le plan de l'effectivité, de l'épreuve de la vie, si vous voulez, et en réponse à François, je dirais que sans cette épistémologie, je n'aurais pu apprendre aucune langue étrangère, et surtout je n'aurais jamais su ni traduire ni probablement écrire dans aucune langue de manière qui me satisfasse, ou du moins, qui suffise à mes besoins. Ses algorithmes sont valides dans les langues vivantes que j'ai pu aborder, et ils sont opérants dans le travail de traduction (y compris automatisée) qui s'articule nécessairement sur la distinction entre une structure de surface et une structure profonde laquelle compose la matière intéressant le traducteur, qu'il doit détacher pour l'habiller et l'apprêter dans la langue cible. Donc, sans cet enseignement, je n'aurais jamais pu exercer ma profession. Ce n'est qu'un exemple.

Celui qui s'y essayerait, par jeu, pourrait très bien décomposer une phrase de la Recherche, à l'aide des appareils à enchâssement chomskyien. Il ne s'agit donc pas d'une variante sur le S-V-C mais bien d'une combinatoire riche bien que simple. La description de la molécule d'ADN n'est pas d'une inextricable complexité, la combinatoire de ses premiers éléments est même plutôt pauvre, et néanmoins, cette molécule génère tout le vivant, aux richesses et à la diversité quasi infinies. Les travaux de Chomsky les plus importants furent contemporains à ceux menés par Crick et Watson. Et les Structures élémentaires de la parenté de Lévi-Strauss, qui montrent comment des structures simples peuvent expliquer des phénomènes complexes, ne sont pas très éloignées non plus dans le temps.

La grammaire informe les actes, les actions, y compris les actions muettes. J'ai parlé du coup de pied aux fesses, j'aurais pu évoquer le baiser. Le baiser, le plus silencieux des actes et pour cause (même si fait de langue !), s'inscrit dans une syntaxe amoureuse, un avant et un après habités de paroles, comme une frappe aérienne est encadrée d'un briefing et d'un debriefing, puis d'un commentaire public, puis d'un récit épique, et enfin d'une écriture ou d'un mythe. Et en amont, son briefing aura été précédé d'un plan stratégique, lui-même préparé par une doctrine, etc... C'est peu dire que sans organisation cognitive des discours et sans inscription dans une syntaxe de l'action, l'acte n'a pas sens; il est moins qu'insensé, il n'existe pas. La grammaire des actes dans laquelle il s'insère, parce qu'elle est la manifestation d'une pensée, ou d'un affect (le baiser), prend la forme d'un discours, soumis lui-même au plan de la grammaire, syntaxe du langage. Ces deux plans: syntaxe des actes et syntaxe du discours composent un système dynamique: celui-là existe par celui-ci; et celui-ci n'a de sens que par celui-là.
23 mars 2011, 02:20   Apophtègme à la manque
Le sens de l'héliotrope est dans l'amorce de l'orientation, il n'est échafaudé par aucun discours. Nous rêvons de posséder un sens qui coïncide si parfaitement avec notre mouvement.
23 mars 2011, 02:51   La parade
"Une action inarticulée, par exemple, un coup de pied aux fesses, passe inaperçue, rate son coup, sans l'enveloppe verbale et langagière qui en fait un coup de pied aux fesses, le signale et le renforce comme tel."

Il ne reste plus aux optimistes qu'à espérer retirer son enveloppe verbale au donneur de coup de pied aux fesses.
23 mars 2011, 12:10   Re : La parade
J'ai écrit "coup de pied aux fesses", j'aurais pu écrire "coup de cymbales", de gong, de timbale. La musique occidentale est une grammaire chomskyenne: avec sept pauvres notes et des lois d'enchâssement harmonique, elle a généré autant que toute la littérature occidentale. Le "monisme" prêté à N. C. est évidemment hors sujet. N. C. n'est pas plus moniste que J. C. Bach.
Utilisateur anonyme
23 mars 2011, 14:50   Re : Noam Chomsky
Citation
Francis Marche
Ses algorithmes sont valides dans les langues vivantes que j'ai pu aborder, et ils sont opérants dans le travail de traduction (y compris automatisée) qui s'articule nécessairement sur la distinction entre une structure de surface et une structure profonde laquelle compose la matière intéressant le traducteur, qu'il doit détacher pour l'habiller et l'apprêter dans la langue cible. Donc, sans cet enseignement, je n'aurais jamais pu exercer ma profession. Ce n'est qu'un exemple.

Vraiment ? Il existait pourtant des traducteurs avant Chomsky. Leur travail était-il plus ardu avant lui ?
23 mars 2011, 15:00   Re : Noam Chomsky
PhiX,


Sans vouloir répondre à la place de Francis, je vous suggèrerais d'examiner les traductions des romans américains d'avant 1960 et d'après 1980, pour fixer les idées (je ne parle pas oeuvres majeures, je parle des romans, si je puis dire, "tout venant"). Comparez ensuite les textes originaux.

Il est à mon avis évident qu'on ne traduit plus comme il y a cinquante ans (la palme de la traduction incompréhensible de nos jours est, à mes yeux, celle de "Sur la route" par Jacques Houbard. Le passé simple conduit à des formules du style "prîmes" qui ne sont pas adaptées au texte, et le remarquable traducteur que fut Houbard (je ne sais s'il est mort, d'ailleurs) hésite sans arrêt entre deux styles traduisant "fall asleep" par "s'écrouler de sommeil" et "hang out" par "glander").
23 mars 2011, 15:42   Re : Noam Chomsky
Francis, je ne partage qu'en partie votre enthousiasme pour l'oeuvre de Chomsky.

Ce qu'il y a de fort dans sa pensée, c'est d'avoir rompu avec le comportementalisme (behaviorisme, anti-mentalisme, distributions) des linguistes américains et leur entêtement à s'en tenir à leur "corpus" - de relativement fort, devrait-on dire, car, objectivement, cette linguistique américaine des années 1920-1950 tenait plus du pragmatisme (efficacité, résultats, positivité...) que d'une activité intellectuelle digne de ce nom -, et d'avoir renoué avec des hypothèses anciennes, défendues par les "grammairiens" dits "cartésiens", essentiellement ceux de Port-Royal, suivant lesquelles le langage (et surtout la syntaxe) est une représentation de l'esprit de sorte que, par une étude du langage, il est possible d'atteindre le fonctionnement de l'esprit. Si le langage est à l'image de l'esprit humain et que la nature de l'homme est une, le langage, ses propriétés, ses mécanismes en syntaxe en particulier, sont universels. Ainsi, l'universalisme politique et moral dont Chomsky est le partisan (sans-frontiérisme, liberté totale de l'esprit, nivellement et rabaissement des valeurs humaines rapportées à ce qu'il pose comme une transcendance sans Dieu : de la "tradition" qu'il a "oubliée", selon les études lumineuses d'Hannah Arendt, il a conservé le nécessaire abandon des hommes à une force qui les dépasse) est en parfaite adéquation, me semble-t-il (et non pas en contradiction), avec ses hypothèses linguistiques

Le fait est que, si les hypothèses sont brillantes et ont eu de quoi séduire de nombreux jeunes gens intelligents, elles n'ont pas produit de résultats très convaincants, ni pour ce qui est de la connaissance des langues, ni pour ce qui est de la compréhension des zones du cerveau qui régissent le langage. Le seul (lointain et assez infidèle) disciple de Chomsky qui, à ma connaissance, ait écrit des choses fortes sur les universels dans les processus d'acquisition du langage est Steven Pinker, qui est plus psychologue que linguiste, dont le livre, L'instinct de langage, est un chef d'oeuvre - hélas ignoré en France.

Les hypothèses de Chomsky sont épuisées, au sens où elles ne suscitent plus de travaux d'importance, ou en voie d'être abandonnées - Chomsky étant entré dans l'histoire de sa discipline. Il y a une cause forte à cela : c'est l'imagerie médicale (scanner, IRM...) grâce à laquelle il est possible, dans les laboratoires de neurochirurgie équipés d'appareils adéquats, de saisir l'activité cérébrale d'un sujet au moment où il parle et écoute ou au moment où il déchiffre une phrase lue. De ce point de vue, et pour ce qui est de la lecture (activité à la fois "visuelle" et linguistique), les travaux de Stéphane Dehaene et des équipes qu'il dirige apportent plus de vraies lumières sur les mécanismes cérébraux ou psychiques (et sur la lecture) que les hypothèses de Chomsky. Pour ce qui est des méthodes d'observation et des expériences (longues à mettre au point et dont il est parfois difficile d'interpréter les résultats), les psycho ou neurolinguistes et les linguistes de la cognition ne sont qu'au début de leur entreprise. Ils ont compris les mécanismes de la lecture : il leur reste à étudier ceux du langage...
23 mars 2011, 19:25   Re : Noam Chomsky
Ce n'était qu'un exemple Phix, nullement une illustration de ce que Chomsky aurait permis d'inventer. Les traducteurs avant lui, étaient souvent les traducteurs d'un auteur ou deux tout au plus, produisant de belles infidèles (dont je suis friand, par ailleurs, et que j'aime à défendre) ou bien étaient voués à des techniques de calques -- cf. les versions doublées des films hollywoodiens, qui longtemps en furent épouvantablement bavards. Mais c'est là un immense débat que je ne veux pas même commencer d'effleurer ici.
23 mars 2011, 20:38   Tiens, il lapine !
Voici un bon résumé d'une autre approche de ces problèmes, surtout behavioriste il est vrai, où le "cas gavagaï", la théorie de l'inscrutabilité de la référence et par conséquent l'indétermination essentielle de la traduction sont exposés, voir chapitres 2 et 3, pour qui a un peu de temps devant soi...

Indétermination de la traduction
23 mars 2011, 23:06   Re : Tiens, il lapine !
Cela me rappelle une curieuse épreuve ontologique: une Japonaise pour qui "vouloir dire" (tel mot "veut dire" tel autre dans une autre langue) avait un sens autre (à vrai dire un sens inversé) que celui qu'on lui attribue dans le système signifiant-signifié et référent. C'était très éprouvant: rien de finissait par vouloir dire "un lapin", cependant que le lapin, la bête à poil, frissonnante et sans défense autre que la sur-reproduction, fortement muni d'incisives mais sans voix aucune et le derrière toujours dressé, voulait dire 兎 [うさぎ].

Je dus renoncer à lui expliquer -- ayant moi-même commencé à en douter ! -- que rien, aucun être référent, aucun lapin, aucun coucher de soleil, ne veut rien dire !, que seul le langage a cette faculté de vouloir dire. Je pressentais trop l'intime vanité de pareille explication.
Seuls les utilisateurs enregistrés peuvent poster des messages dans ce forum.

Cliquer ici pour vous connecter