Nous sommes familiarisés depuis des années avec l’idée de devoir de mémoire, lié à la prise de conscience des horreurs de l’histoire de ce terrible XX° siècle qui vient de se terminer. Le devoir de mémoire a nous dit-on des vertus pédagogiques. En nous empêchant d’oublier les crimes commis par des Etats ou des tyrans, il préviendrait le retour de ces crimes. Et en gardant la mémoire des victimes de la terreur d’Etat, de la discrimination et de toutes les formes de racisme il empêcherait l’apparition d’un deuxième crime : l’oubli ou l’indifférence à l’égard de ces victimes. Ainsi, le devoir de mémoire serait à la fois une précaution politique et une obligation morale.
Mais les historiens nous l’apprennent : la mémoire n’est pas la même chose que la connaissance historique.
Un historien français contemporain faisait remarquer à ce propos : « Depuis une quinzaine d’années, l’histoire contemporaine française s’est tournée, avec une certaine complaisance, et sous le prétexte d’histoire orale, vers les témoins plus ou moins grands. Ceci a été particulièrement net en ce qui concerne l’histoire du génocide des juifs et l’histoire de la Résistance et de Vichy. Or, autant il est légitime d’ériger la mémoire en objet d’histoire, autant il n’est pas acceptable de confondre histoire et mémoire et de soumettre l’histoire à la mémoire. L’histoire se pratique sur le mode scientifique et répond à une logique qui est celle de l’établissement et de la transmission d’une connaissance établie selon les règles du métier. La mémoire collective, au contraire, relève d’une logique identitaire, elle est porteuse des valeurs et de la vie d’un groupe social, structuré, qui défend ses intérêts et ne se soucie pas toujours de vérité. Dans certains cas, leurs discours ne sont pas fondamentalement divergents ; histoire et mémoire font bon ménage, voire se confortent. Récemment encore, la publication de documents sur la construction des chambres à gaz est venue confirmer les dires des survivants « .
Mais histoire et mémoire peuvent diverger ou des mémoires peuvent se contredire : la mémoire des pieds-noirs ne sera pas la même que celle des militants du FNL à propos de la guerre d’Algérie.
Alors il est évident que la connaissance historique et les travaux des historiens doivent instruire la mémoire des hommes afin qu’elle ne falsifie pas le passé. Car la mémoire n’est pas la vérité. Or il me paraît que face aux horreurs du XX° siècle et en particulier des deux grands totalitarismes nazi et communiste, la mémoire actuelle est étrangement sélective pour ne pas dire hémiplégique.
Il y a à juste titre une mémoire extrêmement vive des crimes du nazisme, qui fait que dans notre pays peuvent être condamnés des propos qui constitueraient une apologie de crimes contre l’humanité quand ils sont proférés par des nostalgiques du III° Reich, qui fait que nous éprouvons une répulsion immédiate à l’égard des rares excités qui se réclament encore du nazisme . L’ensemble du fascisme est systématiquement ramené aux pires exactions du nazisme des années 1940, et notamment à l’extermination industrielle des juifs. Le fascisme est déclaré coupable pour avoir conçu, en toute conscience, ses méfaits et être sciemment passé à l’acte. Mais il y a une mémoire étonnement négligente voire complaisante quand il s’agit des crimes du communisme partout où il a régné et règne d’ailleurs encore dans certains pays.
En effet, on nous dit dans certains milieux que le communisme ne saurait se résumer à ses épisodes sanglants et tragiques, comme le stalinisme en URSS, la terreur des années 40-50 en Europe de l’est, les exactions du maoïsme en Chine, le génocide perpétré par les Khmers rouges, qui sont considérés comme de simples scories ou bien des aberrations. Le communisme ne serait donc pas responsable de ses dérapages qui n’entameraient en rien sa raison d’être et la promesse de bonheur qu’il contient.
Pour reprendre les termes de l’historien Alain Besançon, nous avons face à face une hypermnésie du fascisme et une amnésie du communisme et un déséquilibre des mémoires. Celle du nazisme, avec raison, est totalement rejetée, voire damnée, celle du communisme est bien plus mitigée, tolérée, voire encensée.
Par exemple, tout le monde connaît les noms de Himmler et de Eichmann, et nous les associons sans hésiter aux crimes ignobles commis par les nazis, mais qui dans le grand public, connaît les noms de Iejov, Dzerjinski, Iagoda, Abakoumov, Matvei Bermann ? Qui saurait dire sans hésiter ce qu’est le Laogai chinois et où se situait la Kolyma ? Qui connaît le nom de Tchon, les unités à destination spéciale, composées de soldats et ouvriers communistes qui dès le début des années 20 parcouraient les campagnes et fusillaient sans jugement tout paysan jugé rétif au pouvoir bolchevique. Ce furent les Einsatzgruppen du communisme mais on connaît mieux le nom des premiers que des secondes !
La connaissance historique est sans ambigüité : le communisme a été une entreprise criminelle d’assujettissement des peuples, de règne de la terreur au nom de l’égalité, qui fut une égalité dans la servitude et la misère. L’ouverture des archives de la défunte Union soviétique qui a relancé la recherche historique ne laisse plus aucun doute sur la nature de ces régimes et sur le sort qu’ils ont réservé aux peuples sous leur joug.
La parenté entre nazisme et communisme permet de les ranger sous la même dénomination de régime totalitaire : règne sans partage d’un Etat Parti, prétention de ce dernier d’organiser toutes les dimensions de la vie sociale, de la culture au travail, en passant par les loisirs et les croyances, usage de la terreur comme moyen ordinaire de gouvernement, omniprésence de la police politique permettant de surveiller la population, mouchardage obligatoire, organisation de camps de concentration et d’extermination où des groupes entiers sont jetés, non pour ce qu’ils ont fait, mais pour ce qu’ils sont, endoctrinement de la jeunesse, adhésion publique obligatoire au régime sous peine de persécution, règne d’une idéologie d’Etat, raciale ou politique, interdiction de franchir les frontières de l’Etat. À l’entrée du camp de concentration d’Auschwitz était écrit cette phrase “ Le travail rend libre “. Sur les baraquements des camps de concentration communistes cette phrase “ Qui ne travaille pas ne mange pas “. Tous les régimes communistes de l’histoire sans exception ont abouti aux mêmes résultats ! Servitude pour les peuples quand ce n’étaient pas des génocides organisés par le pouvoir en place contre son propre peuple.
Ne serait-ce donc qu’une fâcheuse coïncidence ? En quelque sorte un « détail de l’histoire « pour reprendre une expression devenue fameuse ? On ne nous fera pas avaler cette couleuvre !
Les leçons ont été tirées du nazisme mais nous avons maintenant des leçons à tirer, non seulement sur les régimes communistes mais sur les idéaux qui les ont guidés. Or ces leçons, beaucoup ne les tirent pas et même l’idée communiste paraît garder une certaine séduction, une certains fraîcheur aux yeux de certains, comme si elle ne s’était pas accompagnée de la terreur de masse, des camps de concentration, de la misère et du règne de l’arbitraire.
L’on connaît les arguments classiques : les idéaux étaient remarquables, la révolution d’octobre 17 une grande chose et un espoir pour les peuples, mais malheureusement les choses ont mal tourné avec l’arrivée au pouvoir du Georgien moustachu nommé Josef Djougachvili, mieux connu sous le nom de Staline. L’on sait que les nazis ont leurs négationnistes, les Faurisson, Garaudy, qui s’évertuent à blanchir l’entreprise hitlérienne des crimes qu’on lui attribue, mais je dirais que les communistes ont leur propres négationnistes, qui tentent de falsifier l’histoire pour nous faire avaler la pitoyable histoire du bel idéal qui aurait malheureusement mal tourné tout en en laissant intactes les valeurs et espérances.
L’ouverture des archives et les travaux des historiens ne laissent plus place au doute, sauf malhonnêteté intellectuelle, volonté de ne pas savoir ou complicité consciente avec l’entreprise totalitaire et l’on sait que celle-ci n’a pas commencé en Russie avec l’arrivée de Staline au pouvoir, mais le jour même de la prise du pouvoir des bolcheviques en octobre 17 qui fut d’ailleurs un putsch : arrestation des ministres du gouvernement légal, quelques mois plus tard, dissolution par la force de la Douma, la première assemblée de Russie élue au suffrage universel, assassinats de députés etc. Arrestations de militants politiques non bolcheviques, et bientôt interdiction de toute presse pluraliste de tous les partis autres que bolcheviques et déportation de leurs membres, sans oublier l’ouverture dès 1918 de camps de concentration et d’extermination par le travail dans les îles Solovki, au-delà du cercle polaire.
Ce qui va suivre est peut-être anecdotique, mais il y a bien des années de cela, je m’étonnais de la fascination à mon sens assez malsaine d’intellectuels communistes et marxistes généralement d’extrême-gauche pour l’oeuvre du juriste nazi Carl Schmitt, adhérent au NSDAP dès 1933. J’ai alors pris son oeuvre par le début et tout lu, et les choses se sont éclairées : j’y ai trouvé la détestation de la démocratie parlementaire, du suffrage universel, de l’Etat de droit, du pluripartisme, du respect de l’individu et de ses droits, de la doctrine des droits de l’homme, considérés comme des fariboles libérales. Les choses sont parfois lumineuses, et il suffit de lire. C’était tout ce que les grands textes fondateurs du marxisme et du léninisme condamnaient également.
Pour revenir à notre sujet il ne s’agit pas bien sûr de se livrer à une comptabilité de l’horreur et de comparer les chiffres. Pourtant les faits sont têtus et montrent que les régimes communistes ont commis des crimes concernant plus de 100 millions de personnes alors que les crimes du nazisme ont concerné 25 millions de personnes, ce qui ne signifie pas bien évidemment, que le nazisme ait été quatre fois moins criminel ! Dans l’horreur et la monstruosité, il n’y a pas de gradation et l’horreur de l’un ne doit pas nous conduire à minimiser l’autre !
Mais souvenons-nous malgré tout du long martyrologue du peuple russe pour ne pas parler des autres peuples :
Fusillade de dizaines de milliers d’otages ou de personnes emprisonnées sans jugement et massacre de centaines de milliers d’ouvriers et de paysans révoltés entre 1918 et 1922.
Famine de 1922 provoquée par le pillage des campagnes et entraînant la mort de cinq millions de personnes.
Déportation de deux millions de koulaks ou prétendus tels, c’est-à-dire de paysans soi-disant aisés en 1930-32.
Liquidation de 700 000 personnes lors de la grande purge de 37-38.
Destruction par la famine provoquée encore une fois par le pillage des campagnes en Ukraine en 1932-33 et provoquant la mort de six millions de personnes en quelques mois.
Déportation de peuples entiers, les Tatars de Crimée, des Tchétchènes, des Ingouches entre 1943-44.
Etc etc … sans compter les millions de prisonniers des camps de concentration du Goulag, condamnés à l’extermination par le travail. Il reviendra au communisme d’avoir le premier rétabli en plein XX° siècle l’esclavage et le travail forcé au service du système économique.
Sans parler de l’antisémitisme dont une vague organisée par Staline va frapper l’URSS de 1948 jusqu’à la mort du tyran en 1953, pour reprendre dans les années 60 et 70.
Cela fait tout de même un peu beaucoup pour être regardé comme un simple détail de l’histoire.
Le rapprochement entre crimes du nazisme et crimes du communisme peut choquer certains et pourtant c’est l’immense écrivain russe Vassili Grossman, auteur du bouleversant roman Vie et destin, consacré à la bataille de Stalingrad, et dont la mère fut tuée par les nazis dans le ghetto de Berditchev, qui dans son récit « Tout passe « fait dire à un de ses personnages à propos de la famine du début des années 30 en Ukraine planifiée par le pouvoir communiste : « Les écrivains et Staline disaient tous la même chose, les koulaks, c’est-à-dire les paysans soi-disant aisés, sont des parasites. Il faut soulever le peuple contre eux, et les tuer tous, en tant que classe. Tout comme les allemands disaient, les juifs ne sont pas des êtres humains « .
Les mécanismes du totalitarisme de classe ressemblent singulièrement à ceux du totalitarisme de race. La société nazie devait être bâtie autour de la race pure, la société communiste autour du peuple prolétarien pur de toute scorie bourgeoise. Le remodelage des deux sociétés fut envisagé de la même manière, même si les critères d’exclusion n’étaient pas les mêmes. Avec à la clef le même projet fou de créer un « homme nouveau « défini par l’idéologie. L’on connaît la haine des Khmers rouges pour les intellectuels. Mais ils n’ont pas innové ! Le 15 septembre 1922, Lénine répond à l’écrivain Maxime Gorki, qui s’indignait de l’expulsion de Russie de milliers d’intellectuels :
« Les forces intellectuelles des ouvriers et des paysans grandissent et se renforcent dans la lutte contre la bourgeoisie et ses complices, les intellectuels, les laquais de la bourgeoisie qui se croient le cerveau de la nation. En réalité, ils ne sont pas son cerveau, ils sont de la merde. « Pol Pot n’avait rien inventé …
Dès la fin des années 1920, la GPU, nouveau nom donné à la Tchéka, la police politique créée sur ordre de Lénine le 7 décembre 1917, donc deux mois après la prise du pouvoir par les bolcheviques, la GPU donc inaugure la méthode des quotas, appelée à être appliquée de nouveau pendant la terreur stalinienne : chaque région, chaque district, devait arrêter, déporter ou fusiller un pourcentage donné de personnes appartenant à des couches sociales ennemies.
Mais dès 18 la terreur rouge s’instaure, suivant le mot d’ordre donné par Lénine à Dzerjinski, patron de la Tchéka : « Pendez, fusillez ! « Dès l’été de 1918, les moyens employés contre ceux qui sont considérés par les communistes comme des ennemis de classe à la campagne, arrestation, exécutions sans procès, prises d’otages organisées à grande échelle par un décret du 4 septembre, ont été renforcés par la création des camps de concentration où sont expédiés sans mesures légales tous ceux que le pouvoir soupçonne de lui être hostiles. Le 5 septembre, un décret instaure officiellement la Terreur rouge, terreur de masse et dégage la Tchéka de toute préoccupation légale.
Le 1er novembre 1918, Latsis, un des créateurs de la Tchéka disait :
“ Nous ne faisons pas la guerre à des individus. Nous exterminons la bourgeoisie en tant que classe. Au cours de l’instruction, ne cherchez pas à établir par des preuves concrètes que l’accusé s’est opposé aux soviets par des paroles et par des actes. La première question que vous devez lui poser concerne la classe sociale à laquelle il appartient, ses origines, son éducation, les études qu’il a faites ou la profession qu’il exerce. Ce sont ces questions qui doivent décider de son sort. Le sens et l’essence de la terreur rouge sont là. “ Autrement dit, il faut exterminer des hommes non pour ce qu’ils ont fait, mais pour ce qu’ils sont !
Cette logique porte un nom, celle de crime contre l’humanité. Il n’est qu’à relire l’article 6c des dispositions du tribunal de Nuremberg où ce crime est défini comme : « L’assassinat, l’extermination, la réduction en esclavage, la déportation et tout autre acte inhumain commis contre toutes populations civiles, avant ou pendant la guerre, ou bien les persécutions pour des motifs politiques, raciaux et religieux, lorsque ces actes et persécutions, qu’ils aient constitué ou non une violation du droit interne du pays où ils ont été perpétrés. «
Quant au nouveau code pénal français, il donne une définition encore plus générale : « Le fait, en exécution d’un plan concerté tendant à la destruction totale ou partielle d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux, ou d’un groupe déterminé à partir de tout autre critère arbitraire « .
Pourquoi alors aujourd’hui une telle complaisance de certains milieux ? L’on comprend la réaction des communistes français, cette greffe totalitaire au sein d’une démocratie, qui avaient fait du soutien à l’URSS un devoir indéfectible, tempéré seulement à de rares moments comme lors de l’invasion soviétique de la Tchécoslovaquie en 1968. En effet, Jacques Duclos en juin 1952 déclarait aux cadres de son parti : « Soyez, aussi bien au milieu des tempêtes que dans les périodes les plus calmes, attachés de toutes les fibres de votre être à la grande Union Soviétique, à notre maître en socialisme, au grand Staline « . Quant à Maurice Thorez, qui a failli être président du conseil après la libération, il déclarait en 1948 « La France est mon pays, mais ma patrie, c’est l’Union Soviétique « et ce savoureux conseil « Si l’armée rouge arrive en France, il faudra que le peuple l’accueille en amie « . Eh oui, l’ouverture des archives fait parfois faire de savoureuses découvertes.
L’on comprend donc les réticences des communistes français au moment du fameux rapport Krouchtchev, sur ce que était alors pudiquement appelé à l’époque « culte de la personnalité « . L’on comprend aussi l’attitude des communistes au moment du fameux procès Kravchenko, en 1949, à la suite de la publication de l’ouvrage « J’ai choisi la liberté « dans lequel cet ancien haut fonctionnaire soviétique décrivait la dictature stalinienne. Procès qui opposait Kravchenko à la revue communiste les Lettres françaises, dirigée par Louis Aragon, l’immortel auteur de poèmes à la gloire de Staline et de la Guépeou.
Je ne résiste d’ailleurs pas au plaisir de citer :
Aiguisez demain sur la pierre
Préparez les conseils d'ouvriers et soldats
Constituez le tribunal révolutionnaire
J'appelle la Terreur du fond de mes poumons
…
Je chante le Guépéou (2) qui se forme
en France à l'heure qu'il est
Je chante le Guépéou nécessaire de France
Je chante les Guépéous de nulle part et de partout
Je demande un Guépéou pour préparer la fin d'un monde
Demandez un Guépéou pour préparer la fin d'un monde
pour défendre ceux qui sont trahis
pour défendre ceux qui sont toujours trahis
Demandez un Guépéou vous qu'on plie et vous qu'on tue
Demandez un Guépéou
Il vous faut un Guépéou
Vive le Guépéou véritable image de la grandeur matérialiste
Vive le Guépéou contre Dieu Chiappe et la Marseillaise
Vive le Guépéou contre le pape et les poux
Vive le Guépéou contre la résignation des banques « .
J’avoue que de ce genre de poésie, je ne me lasse pas ! Que ne dirait-on pas si Louis Ferdinand Céline avait écrit un poème à la gloire de la Gestapo, ce qu’à ma connaissance il n’a jamais fait ! Or bien qu’Aragon ait écrit des poèmes à la gloire de Staline, qu’il ait encensé la Gestapo soviétique, il y a des rues, des places, des collèges à son nom.
Il faut aussi rappeler le procès fait par les communistes à David Rousset, survivant des camps nazis, qui demandait en 1949 l’ouverture d’une commission d’enquête sur les camps de concentration soviétiques. Dans un article du Figaro du 25 février 1950, Margaret Buber-Neumann, qui avait fait la double expérience des camps de concentration nazis et du goulag communiste demandait : « Qui est pire, Satan ou Belzébuth ? « Il faut en effet se rappeler que l’Union Soviétique avait envoyé après la signature du pacte germano-soviétique, en camp de concentration, les militants communistes allemands réfugié en Russie, ou qu’elle les avait tout simplement livrés à la Gestapo.
Mais il faudrait rappeler aussi les réactions de la gauche non communiste à la publication de l’archipel du Goulag de Soljénitsyne, traité de fasciste, et des écrits des dissidents russes Plioutch, Zinoviev, Boukovski. J’ai par ailleurs pieusement conservé certains articles du Monde accusant de diffamation ceux qui dénonçaient l’effroyable génocide perpétré par les Khmers rouges contre leur propre peuple. Ou encore la réaction des milieux bien pensants à la publication en 1997 du “ Livre noir du communisme “ écrit par une pléiade d’historiens, dont certains de l’ancien bloc de l’est.
Quelles peuvent bien être les raisons de cette complaisance et de ce refus de la réalité ou de la difficulté de l’admettre ? Complaisance qui va du plus anecdotique au plus sérieux : les t-shirts à l’effigie de Che Guevara dont on commence à savoir qu’il a été un assez ignoble tortionnaire et pas seulement le beau brun romantique de la révolution des Caraïbes. Qui songerait à se balader avec un t-shirt à l’effigie de Paul Touvier ou de Klaus Barbie ?
Ou encore l’ineffable philosophe Alain Badiou, vieux cheval de retour du bolchevisme et un des fondateurs du maoisme français et qui considère dans un article de Libération du 10 janvier 2007 que les phénomènes comme le goulag et la Révolution culturelle ne doivent pas conduire, concernant le communisme, à « jeter le bébé avec l’eau du bain » et qu’« aujourd’hui, la démocratie n’est rien d’autre qu’un outil de propagande du capitalisme « . Cela ne vous rappelle pas un certain Le Pen parlant de détail de l’histoire à propos des chambres à gaz ? Mais cela ne doit pas nous surprendre, car en janvier 1979, Badiou protestait déjà contre l'« invasion du Cambodge par cent vingt mille Vietnamiens » qui voulaient mettre fin au régime Khmer rouge et prenait la défense de Pol Pot et de ses camarades. Et ce Badiou peut aujourd’hui benoîtement aller le nez au vent et présider à Londres un séminaire sur la beauté du communisme, sans paraître réaliser que dans le Cambodge des Khmers rouges qu’il admirait tant, il aurait été un des premiers à prendre le chemin des camps, car il portait des lunettes, signe évident aux yeux des communistes cambodgiens, de son appartenance au camp de la bourgeoisie impérialiste !
En Allemagne la nouvelle patronne de Die Linke, le parti de la gauche radicale, Gesinne Lötzsch a publié il y a quelques semaines un manifeste intitulé «Les chemins vers le communisme».
Au détour d'une phrase cette ancienne membre du SED, le parti unique d'ex-RDA, puis de son héritier, le PDS, avant de se fondre dans Die Linke, affirme que le «communisme est une quête d'égalité». «Nous pourrons seulement trouver les chemins vers le communisme si nous nous mettons en route pour les essayer, que ce soit dans l'opposition ou au gouvernement», ajoute la députée.
Quant à Antonio Negri, chef des Brigades Rouges italiennes des années 70 et auteur de l’assassinat d’Aldo Moro, il peut parader dans les salons de la gauche chic vison caviar et inspirer les altermondialistes avec son ouvrage sur l’Empire.
Et l’on n’aura pas le mauvais goût de rappeler que l’ex-socialiste Georges Frêche a voulu faire ériger dans sa ville, Montpellier, une statue de Lénine et qu’un certain Mélanchon ne cache pas son admiration pour le leader de la révolution d’octobre 17.
En France un mouvement d’extrême-gauche, le POI déclare dans son manifeste : « La reconnaissance de la lutte de classe signifie de manière immédiate que le parti ouvrier considère toute question qui lui est posée du point de vue des intérêts des exploités et des opprimés, et non d’un intérêt prétendument général. Le but de la lutte de classe, marquée par le combat historique pour le socialisme, est de permettre aux plus larges masses d’en finir avec le régime d’exploitation et d’oppression, d’abolir le patronat et le salariat, d’établir une société de justice et d’égalité, fondée sur la socialisation des moyens de production et d’échanges « .
J’ai eu la curiosité de demander un jour à un membre de ce POI comment se ferait la « socialisation des moyens de production et d’échanges « et je me suis entendu répondre « par la dictature du prolétariat et la violence révolutionnaire « . J’ai pensé par devers moi que cette réponse avait un petit goût de réchauffé et que ça nous rappelait quelques souvenirs …
Mais il n’y a là que de la fidélité à l’enseignement de Marx qui terminait le manifeste du parti communiste de 1848 par ces mots : « Les communistes proclament hautement que leurs buts ne pourront être atteints sans le renversement violent de tout l’ordre social actuel « . Nous étions donc prévenus depuis 163 ans …
Oui, cette complaisance, d’où vient-elle ? Sans doute de plusieurs sources.
D’abord de l’attente du grand soir et de la mythologie de la révolution qui balaiera le vieux monde pour faire naître un nouveau monde, tout propre, qui brillera comme un sou neuf ! La geste révolutionnaire née à la fin du 18 ème siècle, reconduite en 1848, puis au moment de la Commune de Paris n’a rien perdu de son pouvoir de séduction,. Un historien contemporain fait remarquer : « Le travail de deuil de l’idée de révolution, telle qu’elle fut envisagée au XIX° et XX° siècles est loin d’être achevé. Ses symboles, drapeau rouge, internationale, poing levé, ressurgissent lors de chaque mouvement social d’envergure « .
Il faudrait un tout autre travail pour le montrer mais il s’agit sans doute là d’une attente messianique de nature religieuse. L’on pourrait dire à propos de l’attente révolutionnaire ce que le philosophe du XIX° siècle Cournot disait de l’idée de progrès :
« Aucune idée, parmi celles qui se réfèrent à l’ordre des faits naturels, ne tient de plus près à la famille des idées religieuses que l’idée de progrès, et n’est plus propre à devenir le principe d’une sorte de foi religieuse pour ceux qui n’en n’ont plus d’autre. Elle a, comme la foi religieuse, la vertu de relever les âmes et les caractères. L’idée du progrès, c’est l’idée d’une perfection suprême, d’une loi qui domine toutes les lois particulières, d’un but éminent auquel tous les êtres doivent concourir par leur existence passagère. C’est donc au fond l’idée de divin; et il ne faut point être surpris si, chaque fois qu’elle est spécieusement évoquée en faveur d’une cause, les esprits les plus élevés, les âmes les plus généreuses se sentent entraînées de ce côté. Il ne faut pas non plus s’étonner que le fanatisme y trouve un aliment et que la maxime qui tend à corrompre toutes les religions, celle que l’excellence de la fin justifie les moyens, corrompe aussi la religion du progrès. «
L’on trouve dans un cours de marxisme destiné aux militants du PCF, en 1936, une description de la future société communiste :
“ Dans la nouvelle société, la société communiste, il n’y aura plus de police. Il n’y aura plus de prisons. Bien entendu, il n’y aura plus d’églises. Il n’y aura plus d’armées. Il n’y aura plus de prostitutions de toutes sortes. Il n’y aura plus de crimes. Il pourra y avoir des malades, on les soignera. Toute idée de contrainte disparaîtra. Les hommes auront tout à fait le sentiment qu’ils sont débarrassés de tout ce qui faisait autrefois leur servitude. Ce seront des hommes nouveaux. Quand on sait que l’on est dans cette voie et que cette voie est celle de l’évolution humaine qui apportera aux hommes la fin de tant de misères, que c’est la voie scientifique, la voie certaine, on a le sentiment que l’on combat pour la plus grande des causes. “
L’on pourrait ajouter qu’en un mot ce sera le paradis sur terre. C’est déjà ce que promettait la révolte anabaptiste de Thomas Münzer au début du XVI° siècle, qui a fini dans une effroyable dictature théocratique.
L’autre source de cette complaisance vient sans doute de l’histoire et du fait que l’URSS s’est retrouvée dans le camp des vainqueurs de l’Allemagne nazie, ce qui a fait croire un peu vite qu’elle était alors dans le camp de la démocratie. C’est oublier un peu vite que les territoires prétendument libérés par l’Armée rouge ont tout de suite été soumis à la terreur stalinienne et que ces malheureux peuples ont vu simplement se substituer une forme de servitude à une autre.
Le grand écrivain polonais Witold Gombrowicz disait dans son testament :
« La fin de la guerre n’a pas apporté la libération aux polonais. dans cette triste Europe centrale, elle signifiait seulement l’échange d’une nuit contre une autre, des bourreaux de Hitler contre ceux de Staline. Au moment où dans les cafés parisiens les nobles âmes saluaient d’un chant radieux « l’émancipation du peuple polonais du joug féodal « , en Pologne la même cigarette allumée changeait simplement de main et continuait de brûler la peau humaine « . Et l’on pourrait dire la même chose à propos des Bulgares, des Tchécoslovaques, des Hongrois, des Roumains, des Lettons, des Lituaniens et des Estoniens. “
L’on ne pourra oublier les peuples du Caucase déportés en masse par Staline à la fin de la guerre. Les 11 OOO officiers polonais assassinés par le NKVD soviétique en 1940 à Katyn et dont nous avons désormais la preuve qu’ils ont été assassinés par les communistes grâce à l’ouverture des archives ont peut-être eu le temps de réfléchir à ce que signifiait être libéré par les russes avant de prendre une balle dans la tête. Le grand historien français Pierre Vidal-Naquet faisait d’ailleurs remarquer dans un ouvrage de 1995 “ Réflexions sur le génocide “ : “ Katyn entre parfaitement dans la définition de Nuremberg “.
Quant au procès de Nuremberg où on été jugés certains des bourreaux nazis, il est moralement entaché à cause de la présence du procureur général soviétique Iona Nikitchenko, un des organisateurs avec Vychinski des procès truqués de Moscou pendant la grande terreur stalinienne de 36/39. Il serait d’ailleurs intéressant de reprendre dans le détail les débats entre juges des puissances alliées afin que les actes commis par l’URSS ne tombent pas sous le coup de l’incrimination de crime contre la paix à cause des accords germano-soviétiques préparant le dépeçage de la Pologne. Et encore, en 46, l’on ne connaissait pas toute l’étendue du Goulag qui couvrait de ses milliers de camps tout le territoire de l’Union Soviétique et qui auraient suffi à faire condamner ce pays pour crimes contre l’humanité.
Oui, les communistes ont été antifascistes, ça a même été leur fond de commerce pour tenter d’acquérir une respectabilité, mais Georges Orwell avec une très grande lucidité disait que cette gauche là avait été antifasciste, mais jamais antitotalitaire.
Je voudrais également dire qu’un trait de génie malsain des communistes a été d’essayer de faire passer pour des fascistes ou des hommes d’extrême-droite ceux et celles qui dénonçaient la tyrannie communiste. La combine a marché avec certains qui ont alors pratiqué l’autocensure. Mais cette méthode est inacceptable. N’était pas un fasciste un Raymond Aron, auteur de “ L’opium des intellectuels “ dans lequel il dénonçait la fascination d’un certain nombre d’intellectuels pour l’URSS, auteur également d’un magnifique “ Démocratie et totalitarisme “. N’était pas une fasciste la grande philosophe américaine Hannah Arendt qui dans son ouvrage de 1951 “ Les origines du totalitarisme “ est une des premières à montrer l’étonnante parenté entre nazisme et communisme. N’est pas un fasciste un André Gide qui dans son ouvrage “ Retour d’URSS “ de 1936 fait le constat suivant : “ Du haut en bas de l'échelle sociale reformée, les mieux notés sont les plus serviles, les plus lâches, les plus inclinés, les plus vils. Tous ceux dont le front se redresse sont fauchés ou déportés l'un après l'autre. “ Constat qui valu à André Gide une haineuse campagne de presse de la part du journal l’Humanité, ce journal qui applaudissait la terreur stalinienne des années 36-39 qui a fait au bas mot 700 000 morts.
Il faudrait une autre intervention, beaucoup plus théorique, pour montrer que la servitude n’est pas un accident malencontreux dans la construction de la société communiste parfaite, mais qu’elle découle nécessairement des principes de la doctrine : dictature du prolétariat, éradication de la bourgeoisie, purgation de la société de ses éléments jugés indésirables, élimination de la propriété privée et surtout ce projet d’ingénierie sociale qui vise à construire une société à partir d’une idéologie prétendant révéler l’alpha et l’omega de l’histoire des hommes et du fonctionnement des sociétés, ce qui implique que l’on va contraindre par la terreur la réalité à entrer dans le moule de l’idéologie.
Je m’arrêterai là, après avoir simplement voulu dire qu’il fallait retrouver une mémoire pleine et entière de ces horreurs du XX° siècle et ne pas se contenter d’une mémoire hémiplégique.
Et je voudrais simplement dire pour conclure et lever toute ambigüité que je suis ni un agent de la CIA ni de l’impérialisme américain, que cette intervention n’a pas été financée par des fonds de la banque Goldman Sachs et que je n’émarge pas au budget de Vivendi ou du groupe Bouygues. Je ne suis pas un adorateur des résultats du CAC 40 ou du DowJones et je ne suis pas un membre de la Trilatérale ou de la Fondation du Mont Pèlerin. Je suis bien conscient des nombreuses, trop nombreuses imperfections de nos sociétés et de notre système économique, je ne me résigne pas au fait que dans notre pays, un des plus riches au monde, 14% de la population vive en-dessous du seuil de pauvreté, et qu’il y ait tant de chômeurs. Mais je crois que l’histoire devrait nous rendre à la fois méfiant et sceptique à l’égard de toutes les promesses apocalyptiques d’un monde parfait sur terre, que nos démocraties, si imparfaites fussent-elles, et elles le sont, garantissent des biens fragiles, comme le respect de nos droits. Ce n’est pas de gaieté de coeur que j’ai été amené à reconnaître progressivement qu’il y avait dans l’histoire un lien entre liberté et capitalisme, mais il faudrait une autre analyse pour le montrer. L’on nous dit dans les rassemblements altermondialistes et anticapitalistes qui fleurissent un peu partout à travers le monde “ Un autre monde est possible “ sans jamais nous dire clairement lequel. Je crains que ce silence ne soit le prétexte pour faire revenir un vieux monde trop connu, celui de l’égalité dans la servitude. Souvenons nous du prophétique avertissement de Tocqueville qui disait en 1835 dans “ De la démocratie en Amérique “ :
“ Je pense que les peuples démocratiques ont un goût naturel pour la liberté. Mais ils ont pour l’égalité une passion ardente, éternelle, invincible. Ils veulent l’égalité dans la liberté et, s’ils ne peuvent l’obtenir, ils la veulent dans l’esclavage. “
Le totalitarisme communiste qui est totalement effondré entre 89 et 91 en Russie est l’héritier d’une vieille passion égalitariste qui est au fondement de la démocratie moderne, mais que l’on retrouve dès les Pères de l’Eglise des premiers siècles :
“ Toute richesse provient d’une injustice, personne ne peut rien acquérir qui n’ait été perdu par un autre. Tout riche est soit injuste, soit héritier d’un homme inique “. Il assez frappant de trouver sous la plume du prix Nobel d’économie américain Joseph Stiglitz un ouvrage au titre emblématique : “ Le triomphe de la cupidité “, cette cupiditas condamnée par les théologiens chrétiens médiévaux.
C’est elle aussi, cette passion égalitariste, qui animera la “ conspiration des Egaux “ de Gracchus Babeuf “ au moment de la révolution française.
Tocqueville posait déjà la question en 1835 :
“ Pense-t-on qu’après avoir détruit la féodalité et vaincu les rois, la démocratie reculera devant les bourgeois et les riches ? “
L’inégalité sociale est vécue comme une déhumanisation de l’homme et le moyen d’y mettre fin, ce sera l’appropriation par la société ou l’Etat de toute propriété individuelle, objectif central du communisme. Dans le manifeste du parti communiste, Marx écrivait en effet :
“ La théorie des communistes peut se résumer en une seule phrase, abolition de la propriété privée “. En conséquence, le fruit de la propriété privée, le profit, et les moyens de le réaliser, le marché, doivent aussi être abolis. Le communisme trouve son origine dans une idée morale, l’égalité, et aboutit à un programme d’action, l’abolition de la propriété et du marché. Ce programme est celui qui a été mis en oeuvre dès 1917 en Russie. Or l’histoire et l’expérience nous ont montré que là où il n’y avait plus de propriété privée, la société, ou plus exactement l’Etat, car la société n’est pas réellement une instance de décision, avait nécessairement un pouvoir de vie et de mort sur les hommes, en décidant de qui aurait droit de travailler et de jouir des biens sans lesquels aucune vie humaine n’est possible et un pouvoir total de décision sur chaque aspect de la vie de chaque être humain. Lorsque nous lisons aujourd’hui les programmes de tous ceux qui se réclament d’un anticapitalisme radical, n’oublions pas cette leçon et les dizaines de millions de morts qu’aura entraîné pendant ce terrible XX° siècle la réalisation de ce projet. De l’absolue égalité découle nécessairement l’absolue servitude. La servitude n’est pas une perversion du projet, elle en est la réalisation la plus fidèle.