Cher Didier, il n'y avait aucune "optique biaisée", mais la flemme de recopier tout le passage, parce que le reste n'en dit pas davantage.
Je possède la traduction d’Henri Albert, qui est très différente de celle que vous donnez ; voici la suite du même passage à partir de l'endroit où j'en avais interrompu la citation ("Qui est assez fou pour présenter son âme à ce miroir ?"):
« Son propre miroir au miroir de Dionysos ? Sa propre solution à l'énigme de Dionysos ? Et celui qui serait capable de cela ne faudrait-il pas qu'il fît davantage encore ? Se promettre
lui-même à l'"anneau des anneaux" ? Avec le vœu de son propre retour de soi-même ? Avec l'anneau de l'éternelle bénédiction de soi-même, de l'éternelle affirmation de soi-même ? Avec la volonté de vouloir toujours et encore une fois ? De vouloir en arrière, de vouloir toutes choses qui ont jamais été ? De vouloir en avant, de vouloir toutes choses qui seront jamais ? Savez-vous maintenant ce qu'est pour moi
le monde ? et ce que
je veux lorsque je veux ce monde ? »
(Dans ce dernier passage en tout cas, l'agent de la volonté, de la volonté de vouloir le monde tel qu'il est, est l'individu assez fort pour l'affronter, ce n'est pas pas le monde qui "veut"...)
Je crains de n'avoir pas été assez clair à propos de cette "volonté", voici comment je comprends la "volonté de puissance" : l'"élément premier" dont parle Nietzsche, c'est ce "monstre de force", mais il est plusieurs façons de l'envisager ; d'abord, en tant que totalité, cette force est une donnée de quantité et de qualité invariables, elle "ne devient ni plus grande ni plus petite", "immuable dans son ensemble", "sans dépenses ni pertes" ; ce monde considéré comme totalité, envisagé dans son ensemble, comme un tout, est égal à lui-même en chacun des moments de son déploiement.
Comment cette totalité définie comme valeur invariable pourrait-elle se voir appliquer à elle-même la volonté de s'excéder ? Cela n'a guère de sens, ce n'est pas à ce niveau-là qu'une telle volonté s'exerce... Mais ce donné initial qui constitue la "matière" du devenir, pour ainsi dire, cette force
s'exerce en se distribuant, en se ramifiant, en se diversifiant à mesure de son déploiement comme devenir ; entre la totalité donnée et son exercice comme force se distribuant en émanations successives d'êtres (dont "nous" sommes) se crée un champ de force, qui est la "volonté de puissance", pratiquement, si j'ose dire, par capillarité. Cette volonté n'est que le mode de propagation optimale d'une partie du quantum de l'énergie initiale disponible en chacune de ses localisations possibles.
»
Mais : la volonté de puissance n'est pas la façon dont ce monde nous apparaît, la façon dont nous (humains) retraduisons sa réalité brute de forces, n'est pas volonté de puissance du point de vue de l'homme : pour Nietzsche c'est le contraire ! L'homme, à l'image du monde, est volonté de puissance, le monde pour l'homme est, en totalité, le terrain de jeu de la volonté de puissance en lui.
Non, c'est la façon dont cette force s'incarne en nous et "cherche" (le plus mécaniquement possible, il n'est point besoin d'anthropomorphisme pour se figurer la chose) à se propager au maximum de ses ressources allouées à ce moment-là, en cet être-là.
»
Qu'est-ce qui interprète ? Où ? Qui interprète, sachant que (VdP citée supra) il s'agit d'une représentation ?
Pour qui, si l'on veut renverser la question, prévaut la VdP et son libre exercice ? Sur quoi s'exerce-t-elle, sur quoi porte sa domination ? Réponses : l'homme, et l'étant dans sa totalité tel qu'il se donne à travers l'homme, le sujet. (Pourquoi refusez-vous de regarder ce point en face ? Vous ne trouverez pas une parole de Nietzsche qui le démente !). Le sujet souverain, serait-il "cosmique", diffracté à la totalité mouvante de l'étant qu'il "y" a pour lui, ou cette totalité elle-même agissante en son point d'accès propre (d'autant "une" qu'elle est "finie", finitude qui est l'explication première de la nécessité de l'ERM) reste…
(Mais Didier, comment cela, "sur quoi s'exerce-t-elle ?" : si l'interprétation est volonté de puissance, pour asseoir une domination, en tant que volonté inconditionnée, disiez-vous, alors elle ne s'exerce sur rien du tout, elle n'a pas d'objet propre autre que celui de s'exercer, puisque toute fin à laquelle elle serait subordonnée la rendrait redevable d'autre chose qu'elle-même, c'est à dire conditionnée.)
Qu'en dit pourtant Nietzsche ?
« On n'a pas le droit de demander :
qui donc est-ce qui interprète ?
C'est l'interprétation elle-même, forme de la volonté de puissance, qui existe (non comme un "être", mais comme un
processus, un
devenir), en tant qu'elle est un affect. »
Comment faut-il comprendre cela, ou à tout le moins, comment le peut-on ? De même que je parlai d'"'interfaces sans faces", il s'agit ici d'"interprétations sans interprétés ni interprétants", dont les substrats posés de part et d'autre sont dénoncés comme "fictions".
Il n'y a pas d'être ! ne cesse-t-il de claironner, pas de "chose", pas de "monade", pas de "moi", pas de "sujet", pas d'"objet", alors quoi ? Il n'y a que des forces s'exerçant bien en deçà, et l'"interprétation" n'est que le résultat d'une force se déployant et s'affirmant de son mouvement propre, dont le point d'émergence se cristallise, se réifie en pur point de vue ; point d'émergence dont le "sujet" n'est que l'artificielle substantialisation fétichisée en être durable et stable.
»
"Simplement", chez Nietzsche, la subjectivité s'est rendue absolument inconditionnelle (cf. "L'Inconditionné")
Franchement, cher Didier, je ne sais au juste ce que cela veut dire. Peut-être est-ce une question de définition préalable de la "subjectivité", et donc du "sujet"...
Toute existence du sujet est "conditionnée" par la possibilité d'un rapport d'inhérence entre un contenu quelconque, des "pensées", et un identifiant à quoi ce contenu est rapporté comme étant "sien", par réflexivité. Souvenez-vous de la définition parfaitement claire (à mon sens) de Kant :
«
Je, dont on ne peut pas même dire qu'il soit un concept et qui n'est qu'une simple conscience accompagnant tous les concepts. Par ce "je", par cet "il" ou par cette "chose qui pense" (tiens), on ne se représente rien de plus qu'un sujet transcendantal des pensées = X, et ce n'est que par les pensées qui sont ses prédicats que nous connaissons ce sujet, dont nous ne pouvons jamais avoir, séparément, le moindre concept. »
La postulation de la permanence dans le temps de ce "je" comme sujet d'inhérence, à quoi toute l'expérience est rapportée, comme pôle unitaire et fonctionnel d'appropriation du divers au même, est le "sujet", dans une acception fort simple, et la "subjectivité" désigne finalement tout ce qui s'y rapporte, dans ces conditions.
Ce bougre de Nietzsche balaye la permanence substantielle d'un tel "je", et du coup tous ses prédicats, qui sont en fait les conditions de la saisie de ce "soi", les relègue purement et simplement au rang d'artifices illusoires n'"existant" pas, allant jusqu'à "briser la superstition des logiciens" qui veut que tout prédicat ne soit possiblement exprimé que par son rattachement à un
sujet.
Laissant alors courir les prédicats, les interprétations, les évaluations et les pensées tout seuls, étant mus et rendus possibles
en vérité par des processus sous-jacents relevant d'une instance réelle fondamentalement a-humaine.
il n'y a plus de "sujet" qui vaille, dans ce sens, après cela.
Non que le croie ou l'approuve, mais concernant sa vision des choses, je me le tiens pour dit.
Alors Didier, et ce point est particulièrement important dans cette discussion, avant que nous ne poursuivions plus loin, par rapport à cette "subjectivité" parfaitement déterminée par les réquisits que j'ai dits et qui la définissent et la font être ce qu'elle est, qu'entendez-vous au juste par
subjectivité inconditionnelle ?
(Je pressens une simple confusion entre subjectivité et volonté, s'appuyant sur le postulat que puisqu'il n'est pas d'exercice de la volonté sans agent, sans sujet, alors la notion d'une "volonté inconditionnelle" aboutit nécessairement à celle de subjectivité tout aussi inconditionnelle ; en plus d'une reconduction de la "superstition logiciste" mentionnée, nous aurons en plus bel et bien perdu le sujet en route...)