Il me semble que porte à faux l'argument du "deux poids, deux mesures", auquel fait allusion Elisseievna, et qui est celui des intégristes (on poursuit l'internaute de Bischheim qui urine sur le Coran, mais on subventionne la photo de Serrano d'un crucifix plongé dans l'urine). Ce qui sous-tend cet argument est l'idée de la profanation, du blasphème (ou du racisme, qui est la même chose dans sa version laïque). Mais c'est là une simple
interprétation plaquée sur la photo de Serrano et la vidéo de "Calimero", et au surplus une interprétation qui apparaît
gratuite. Serrano a toujours répété sur tous les tons qu'il était chrétien, qu'il ne reniait nullement son catholicisme, qu'il travaillait sur l'imagerie religieuse avec les concepts de l'art contemporain. On peut trouver inepte (canulardesque, voyeuriste, de mauvais goût, etc.) la production artistique de Serrano, mais rien ne permet de mettre en accusation les intentions de l'artiste, au prétexte qu'on y voit du blasphème. Comme je l'ai écrit dans le deuxième message de ce fil, c'est une remise en cause fondamentale du contrat imagier occidental, contrat qui s'est noué au moment de la querelle des iconoclastes. Quant au Bischheimois, il ne faisait ni de la politique ni de l'art, il faisait son numéro pour les trois copains qui regardent sa web-télé. Il me paraît parfaitement sincère quand il demande ce qu'on lui veut. On a encore le droit de brûler un bouquin qu'on a chez soi.
C'est précisément la notion d'iconoclasme (et non, encore une fois, celle de blasphème) qui me paraît pertinente si on veut comparer ces deux affaires. Mais alors il faut s'intéresser à la
destruction des images et, dès lors, ce qu'il faut mettre en parallèle, c'est la
confiscation judiciaire de la vidéo du Bischhemois, qui risque au surplus une lourde sanction pénale, et la
destruction physique de la photo de Serrano par un groupe d'émeutiers.
Ceci préfigure un nouvel ordre imagier, émergent, qui serait précisément iconoclaste, pouvoirs publics, justice ou foules vengeresses détruisant, ou exigeant la destruction, des images qui leur paraîtraient litigieuses. On aboutirait à une nocence généralisée, qui s'en prendrait aux images, doublant la nocence des atteintes aux personnes. On pourrait dire que dans la société qui se préfigure on ne respecterait plus ni les personnes ni les images.
Je crois qu’il importe de dire que ce nouvel ordre imagier est dans une large mesure une création des médias. Zemmour a tout à fait raison de dire qu'il y a émulation entre les catholiques intégristes et les islamistes. Mais ce sont bien les médias qui sont ici les premiers responsables, parce qu'ils ont purement et simplement validé l’iconoclasme islamiste, par hyper-tolérance, de sorte que la chaîne argumentative "cela me choque, donc c'est choquant, donc je suis fondé à le détruire" fait désormais partie des évidences médiatiques, et paraît parfaitement convaincante, par simple habituation, pour une grande partie de la population. C’est évidemment providentiel pour l'AGRIF et pour ses associations-sœurs, qui spéculent sur l'idée que c'est désormais le catholicisme qui est minoritaire, et qui réclament les mêmes protections contre le "racisme" ou le "blasphème" que les musulmans. Mais notez que la même chaîne argumentative, simplement laïcisée, est reprise dans l’affaire de Bischheim par un procureur qui fait des sauts de cabri dans la causalité. Selon le procureur, la vidéo enfreint la loi puisque notre Bischheimois "incite à la haine à l'égard des musulmans, car tout le monde sait que le Word Trade Center a été attaqué par des extrémistes musulmans (...). Et en urinant sur le Coran (...) c'est une incitation à la haine des musulmans contre les non-musulmans". La première phrase signifie : les musulmans vont encore se sentir visés (stigmatisés, etc.), car chacun sait que les tours jumelles ont été détruites par des musulmans ; or
dès lors que les musulmans sont choqués, la vidéo est choquante. La deuxième phrase signifie : les talibans vont encore égorger des innocents pour se venger mais les talibans, eux, ne sont pas responsables, ils sont sincèrement choqués ; le responsable est notre vidéaste, qui les aura provoqués en les choquant. On débouche ici dans la maboulie complète.
Un dernier point. Zemmour a parfaitement raison de dire aussi que l’opinion (pas seulement les catholiques intégristes) est chauffée à blanc par le déni général (médiatique, politique) devant les atteintes au christianisme, à son histoire, à ses symboles (profanations quasi quotidiennes d’églises et de cimetières). Il faut faire la part ici d’un contexte. (Et de même, dans l’affaire de Bischheim, il y a un contexte qui est la multiplication d’inscriptions antisémites ou antimusulmanes dans la communauté urbaine de Strasbourg.)