Dimanche, en attendant la retransmission du match de rugby, j'ai suivi sur LCP un débat ("Parlons-en") sur l'identité française ("Comment peut-on être français ?") et sur la laïcité, jugeant étrange que les journalistes et leurs invités se gargarisent de débats qu'ils interdisent aux hommes politiques, sous prétexte de "nauséabondieuseries" et que, pour des débats du type "Comment peut-on être français ?", ne soient invités que des gens qui sont devenus français et dont les parents ou les ancêtres ne l'étaient pas - comme si la question de l'être se ramenait au seul devenir...
Etaient invités M. Edgar Morin, la guest star, qui a écrit un livre, intitulé "La Voie", c'est-à-dire, en arabe, al charia, et deux faire-valoir, le député Vanneste et le joueur filmique Bohringer, qui a cru que l'on attendait de lui qu'il chantât les louanges de la star du débat, dont il n'a rien lu, si ce n'est des articles publiés dans la presse, qui, a-t-il dit, l'ont retourné ou "éclairé"....
Ce qui a retenu mon attention, ce sont les positions de M. Morin, non pas leur contenu, assez banal et fort commun (avec lui, nous nous laissons porter par les courants dominants, jamais à contre-courant), mais leur incongruité et le fait qu'elles détonnent avec ce que M. Morin se targue d'avoir, sinon inventé, du moins pensé : le complexe, la complexité du réel, la pensée complexe. La France, pour M. Morin, est double : le Bien ou même le très bien et le Mal ou même le très mal. Le Bien, c'est la France généreuse, ouverte, républicaine, laïque; le mal, c'est l'Autre, la France xénophobe, royaliste, catholique ou chrétienne, celle qui a été ou qui aurait été éliminée en 1945 (et De Gaulle, il compte pour du beurre ?) et dont il faut absolument empêcher le retour. Les positions de M. Morin sont encore moins "complexes" (lui, il est sans complexe) que celles du vieux cantonnier, mi piémontais, mi provençal, de la commune où je réside. C'est binaire, blanc ou noir, 1 ou 0, positif ou négatif; pas de nuance, pas d'entre deux, pas de gris. Par rapport à Morin, Mélenchon, Ramadan, Besancenot sont le sommet de la complexité; et la pensée de Plenel est un écheveau de complexité.
Bien entendu, M. Morin n'a jamais entendu parler de la férocité des lois de la IIIe République, des centaines de têtes tranchées, des femmes condamnées au bagne, des républicains qui se sont pieusement tus sur le génocide arménien (quand ils ne l'ont pas approuvé), de l'expulsion (de France) des congrégations (françaises), de la colonisation qui s'est faite au nom de la supériorité de la race européenne, des presque deux millions de Français sacrifiés dans les tranchées, de la complaisance envers le Goulag et le système d'extermination de peuples entiers en URSS et en Chine, du pacifisme des républicains qui les a amenés à préférer la servitude à la guerre et à se déshonorer dans la collaboration, etc. Non, en dépit de tout cela, le Bien reste le Bien. C'est le camp de M. Morin. C'est ce qui lui fait aimer la France - la demi France en fait, celle de la République (prétendument) généreuse et laïque; et c'est ainsi qu'il est français.
Le second débat portait sur la laïcité. M. Morin a feint d'avoir entendu "islam" ou n'a traité que de l'islam, ce à quoi, il est vrai, l'engageaient les premières interrogations de l'UMP. En fait, il a tout de suite évacué la question de l'islam, soupçonnant ceux qui avaient émis l'idée d'un débat de prendre pour cible les musulmans. Pour quelqu'un qui prétend faire dans le complexe, voilà une réduction qui relève d'un simplisme primaire. Bien entendu, il en a profité pour prendre la défense des musulmans, comme si les musulmans étaient visés par le débat sur l'islam (le débat porte sur une idéologie ou sur un ordre juridique et politique, et non sur des personnes; les débats sur le nazisme ne prennent pas pour cible les Allemands ou les Autrichiens), arguant que la plupart de ceux que l'on étiquète comme musulmans sont des arabes (suspicion de racisme) et qu'ils peuvent être agnostiques, athées ou sans religion... En bref, la complexité de M. Morin se ramène à deux ou trois idées (des idées ? que dis-je : tout au plus des discours tout faits) moulinées depuis trente ans ou plus et qui tiennent, comme la conversation de Charbovari, des allées de grands magasins pendant les heures d'affluence.
Il y a, évidemment, le grand âge ou même le très grand âge, le gâtisme, la momification de la pensée, le ressassement simpliste des mêmes obsessions, comme chez Hessel d'ailleurs. Mais faut-il que cette "France" républicaine et laïque, (prétendument) généreuse, (prétendument) ouverte soit vide ou déserte pour qu'elle soit représentée par deux vieillards, qui ne sont pas antipathiques certes, mais dont la pensée est morte depuis longtemps ?